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« Hold-up » : reconnaître les logiques narratives


Le 11 novembre dernier était mis en ligne le documentaire Hold-up : retour sur un chaos, pamphlet de près de 2h40 rendu possible en grande partie grâce au financement participatif. En pleine crise sanitaire liée à la Covid-19 et à un moment de l’année critique (et donc émotionnellement fort) à la fois pour les commerçants et les familles avec l’approche des fêtes de fin d’année, Hold-up dénonce la mauvaise gestion de la pandémie par le gouvernement ainsi que les incohérences, les mensonges et manipulations de la communauté scientifique, des médias, des géants du numérique (« big tech ») ou encore des laboratoires pharmaceutiques (ou « big pharma »).

En filigrane, c’est la possibilité d’un nouvel ordre mondial imminent  – dans lequel les élites élimineraient une partie de l’humanité – qui est susurrée à l’oreille des spectateurs. Les auteurs détournent notamment pour cela la notion de great reset qui correspond à l’engagement du Forum économique mondial à rebâtir un système économique plus juste, plus durable et plus résistant. Cette « grande réinitialisation » devait être le thème principal de l’édition 2021 prévue comme tous les ans à Davos en Suisse.

Une simplification du réel

En psychologie, la croyance en une théorie du complot tend aujourd’hui à être comprise comme le résultat de mécanismes cognitifs commun à tous. Alors que nous avons tous besoin de comprendre notre environnement (besoin épistémique), de s’y insérer sereinement (besoin existentiel) et de le partager (besoin social), la théorie du complot nous promet de répondre à ces besoins de manière simple et efficace. Par une simplification du réel, elle nous permet de rapidement comprendre comment fonctionne le monde, provoquant ainsi un sentiment de contrôle, tout en rencontrant d’autres complotistes et formant ainsi un cercle social valorisant.

Structure narrative

Récemment, de nouvelles recherches ont commencé à s’intéresser à la structure narrative des récits complotistes en s’inspirant des travaux du linguiste et sémioticien d’origine lituanienne Algirdas Julien Greimas. Des chercheurs de l’Université de Californie à Los Angeles (UCLA) et Berkeley (UCB) suggèrent ainsi que les théories du complot se caractérisent par un nombre relativement faible d’acteurs, une multitude de sujets interconnectés rendant la structure narrative moins rigide et plus fragile, mais plus facilement adaptable à toute nouvelle histoire.

Un mélange de vrai et de faux

Les théories du complot, comme les productions littéraires et cinématographiques ordinaires, proposent une diégèse, c’est-à-dire un univers fictif permettant de mieux situer l’action, de croire en l’authenticité des personnages, d’expliquer ou encore de justifier leurs pensées, leurs personnalités ainsi que leurs actions et interactions. Cet univers doit être le plus crédible possible car il détermine par la suite la crédibilité des acteurs et leurs arguments.

Le chaos

Hold-up, comme de nombreuses théories du complot, fait plonger le spectateur dans le décor d’une société inégalitaire, binaire (bien/mal, dominant/dominé, etc.), sous contrôle, dans laquelle l’idée de contrat social est désuète. Cet univers laisse entrevoir l’avènement proche d’un état de nature hobbesien où nous ne nous devons rien, où c’est la guerre de tous contre tous (d’ailleurs, le titre lui-même mentionne « le chaos »). Cet univers est d’autant plus crédible pour les spectateurs qu’il peut aisément prendre l’apparence du marché, empreint de l’idéologie néolibérale où priment l’individualisme et la compétition.

Des experts contre des experts

Pour que l’univers proposé dans Hold-up soit crédible rapidement, les réalisateurs commencent en outre leur propos par l’intervention d’« experts » (catégorie qui ne cesse pourtant d’être délégitimée et accusée tout au long du film de jouer le jeu des bénéficiaires du complot). On voit ainsi un enseignant-chercheur de renom, Michael Levitt, prix Nobel de chimie, apparaître dès les premières minutes.

Des personnes lambda

On y voit également une mention selon laquelle « 5 232 habitants de la Terre » ont participé à ce film, soit des personnes lambda, comme nous. En faisant cela, les réalisateurs nous donnent symboliquement la possibilité d’entrer dans l’univers qu’ils s’apprêtent à présenter puisqu’il devient socialement plus acceptable. Le spectateur se retrouve par la suite et pendant environ deux heures face à un flot d’informations dans lequel le faux est mélangé au vrai pour que le faux semble un peu plus vrai.

Émotionnel vs objectivité

Dans une ère post-vérité où les appels à l’émotion et aux croyances personnelles semblent avoir plus d’influence que les faits objectifs, l’espace du plausible créé par l’imbrication du vrai et du faux crée une mécanique complotiste parfaitement huilée et contribue à installer l’univers fictif du récit.

Surcharge cognitive

Le flot d’informations en continu (et pendant deux heures) peut ensuite amener le spectateur à se retrouver en situation de surcharge cognitive pendant laquelle il n’est plus en capacité de traiter l’information correctement. Dans le même temps, la charge affective contenue dans les informations données devient de plus en plus importante et donc désagréable.

Libération de la pléthore affective

In fine, le spectateur peut donc se retrouver dans l’incapacité de réfléchir raisonnablement tout en ressentant le besoin d’évacuer la surcharge affective. C’est alors que la théorie du complot liée au great reset est proposée pour relier entre elles et comprendre toutes les informations reçues, tout en permettant de se libérer en partie de la composante affective (telle que la colère, le dégoût, la tristesse) en la rejetant sur des acteurs identifiés (par exemple le Forum économique mondial et les élites de manière plus générale dans le cas du film Hold-up).

L’UE face à la loi du marché

Alors que Google et Facebook investissent des sommes considérables pour lutter contre les fake news comme l’impose l’Union européenne, l’audience du film Hold-up, qui se chiffre en millions de vues en quelques jours, interroge. Ce succès révèle en effet que les algorithmes des réseaux sociaux suivent toujours la logique de marché et continuent d’afficher ce qui est susceptible de plaire à l’utilisateur (et donc d’être cliqué). Dès lors, en créant des « bulles de filtre », Internet et les réseaux sociaux continuent de jouer un rôle décisif dans le succès des théories du complot.

Là où, sans Internet, une personne aux idées complotistes aurait pu se retrouver seule pendant un moment avant de trouver une personne qui partage ses idées, les réseaux sociaux permettent aujourd’hui de trouver des centaines de personnes en quelques minutes qui penseront comme nous. Au lieu d’être mises à l’épreuve, nos façons de penser sont alors renforcées.

Reconnaître les logiques narratives

Un élément clé de cette lutte contre les fake news réside dans la pédagogie pour permettre aux citoyens de reconnaître ces logiques narratives qui expliquent le succès des théories du complot. Une tâche qui reste toutefois particulièrement ardue, notamment parce que ces efforts de pédagogie proviennent le plus souvent d’institutions remises en causes – et donc en perte de légitimité. Mais aussi parce que, comme le stipule la loi de Brandolini (ou principe d’asymétrie des baratins), l’énergie nécessaire pour déconstruire « le baratin » reste toujours supérieure à celle mobilisée pour la produire…

EXTRAITS D'UN ARTICLE DE MATHIEU ALEMANY OLIVER, À LIRE DANS SON INTÉGRALITÉ SUR LE SITE THE CONVERSATION

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