On remonte à la fin 19e siècle en France, on est en 3e République, il y a eu la Commune de Paris et sa sanglante répression. La République bourgeoise déçoit, trahit et inspire un sentiment de révolte. Dans ce contexte, l’anarchisme connaît un âge d’or.
L’anarchisme est un mouvement de refus de toute autorité, qui nait du mouvement ouvrier et socialiste. Il rejette trois formes d’autorité principales, politique, économique et morale :
Tou·te·s les anarchistes n’attendent pas patiemment le grand soir et certains veulent transformer le monde ici et maintenant. Pour ce faire, ce mouvement expérimente des formes très variées de militantismes. Attentats, vols, sabotages, boycotts, mais aussi manifestations, lutte syndicale, apprentissage collectif, réforme des modes de vie, expériences communautaires, etc.
En 1890, le milieu anarchiste n’est donc pas homogène. Il compte de nombreux courants, différentes tendances, c’est ce qui rend l’anarchisme riche et complexe. Les naturiens font partie des petites rivières qui irriguent la pensée et les expériences anarchistes. Et c’est justement d’eux que nous allons parler aujourd’hui.
À la fin du 19e, les anarchistes comptent environ 1000 militant·es actif·ves, et les naturiennes sont tout au plus une centaine. Ils et elles sont donc une petite frange du mouvement anarchiste.
Le mouvement des naturiens est né à Paris en 1895. Parmi les figures importantes, on peut nommer Émile Gravelle, Henri Zisly et Félix Beaulieu. Ils publient et créent des groupes, principalement constitués de travailleurs qualifiés. Ces travailleurs sont alors menacés : Paris subit une industrialisation qui entraîne la fermeture de nombreux ateliers. Ils n’ont pas la même perspective que les prolétaires de la grande industrie, ces derniers étant plus influencés par le communisme collectiviste.
On peut rapprocher les naturiens d’un anarchisme individualiste, ce courant pense la révolution d’abord par un changement à l’intérieur de soi. C'est dans une perspective que « tout est politique » et donc de déconstruire aussi ce que la société a fait en nous.
Les naturiennes critiquent la civilisation industrielle et militent pour un retour à ce qu’ils appelaient « la vie naturelle ». Les naturiens sont incompris par les autres anarchistes car ils ne partagent pas le même engouement que leurs camarades pour l’industrialisation. Ils sont moqués, ignorés, avec pour résultat d’être aujourd’hui largement inconnus.
On va maintenant examiner 3 idées centrales dans le mouvement naturien :
Entre 1894 et 1914, la société industrielle est bouleversée par de grandes mutations économiques et techniques. C’est la montée des industries du pétrole, de la chimie et de l’automobile. Et de nombreux anarchistes s’émerveillent des potentialités de ces découvertes, ce contre quoi les naturiennes vont s’opposer.
Les naturiens estiment que les miracles du « Progrès » sont un piège, un miroir aux alouettes, dont le coût social et environnemental ne cesse de s’alourdir. Déforestation, pollution, urbanisation massive, inégalités sociales, alimentation chimique, épuisement des ressources, stress, maladies professionnelles, etc.
Ils et elles pensent que tout ce système mécanisé est un « monstre aux multiples formes » qui aliène, qui oppresse. Ils s’opposent au « Dieu machine » car cela ne correspond pas à leur définition de l’émancipation.
Ils et elles se méfient des systèmes qui veulent « organiser les choses au mieux » mais qui sont basés sur l’esclavage. Parmi ces systèmes, il y a bien sûr le capitalisme et la république parlementaire, mais aussi le salariat, le collectivisme, les usines et les mines, le développement industriel et mécanique.
Selon eux, il ne peut y avoir d’égalité véritable que grâce à une vie facile et simple que tout le monde peut réaliser. Cette condition est rendue impossible dans la vie moderne, complexe et organisée à grande échelle dans les cités industrielles. Il faut donc trouver d’autres espaces pour la réalisation de ces aspirations.
Les anarchistes naturiens détestent la guerre et la concurrence, ils recherchent l’harmonie et l’entraide. En toute logique, ils et elles refusent de s’adapter à l’enfer de l’industrie, à sa hiérarchie, ses impératifs, aux usines et aux villes polluées. Pour eux, la civilisation industrielle n’est pas réformable. Ils y sont donc radicalement opposés et cherchent à la renverser.
Les figures majeures de l’anarchisme comme Reclus ou Kropotkine font confiance au progrès technique, qui permettra selon eux d’instaurer une société d’abondance et une redistribution équitable. Mais ces promesses tardent à venir, et parmi les naturiennes, certaines se déclarent « antiscientifiques ». Ils critiquent l’emprise croissante de la science, perçue comme la nouvelle religion du moment. Ils dénoncent la vanité et les prétentions des savants en révélant les effets potentiellement dévastateurs de leurs découvertes.
Les naturiens ont en commun avec les autres anarchistes l’idée que le Pouvoir ne doit pas être conquis, mais qu’il doit être détruit. Sauf que les naturiens appliquent aussi ce principe aux forces productives de la civilisation. Contrairement aux grands mouvements socialistes ou communistes, ils ne veulent pas se les approprier, même collectivement, mais plutôt les détruire.
Pour eux, une révolution qui maintient en place les mines, les usines etc. n’est pas une vraie révolution. Il s’agit du même système industriel avec de nouveaux maîtres et de nouveaux propriétaires. Ils pensent qu’il n’y aura de changement véritable que si on s’attaque à l’infrastructure même de ce système d’exploitation.
Les anarchistes naturiens proposent des critiques légitimes de la civilisation. En revanche, en réaction au mythe du Progrès, ils se mettent à imaginer le mythe de « l’état naturel ». Comme de nombreuses religions, ce mythe est construit en miroir du réel. Le monde moderne a tous les défauts ? Il est source d’inégalité, de pauvreté, d’artificiel et d’aliénation ? Alors l’état de nature procure harmonie, abondance, authenticité et liberté. Si la civilisation est l’enfer, l’état de nature est le paradis.
Cet appel à l’état de nature est bien sûr critiquable, et on peut le rejeter au même titre que n’importe quel mythe. Il ressemble au « mythe du bon sauvage », qui est une construction condescendante et raciste. L’idéalisation des modes de vie primitifs, le primitivisme, pose des problèmes politiques.
Toutefois, les anarchistes naturiens ne sont pas de simples fabulateurs. Certains voyagent et rencontrent d’autres peuples, ce qui nourrit leur critique. De plus, à cette époque, de récentes découvertes archéologiques viennent contredire la représentation de peuples dits « primitifs » comme fondamentalement barbare et violentes.
Non, toutes ces sociétés ne vivaient pas dans une misère effroyable et une violence omniprésente. Certaines sont paisibles et jouissent d’une relative abondance. Certes, dans leur idéalisation, les anarchistes naturiennes sélectionnent uniquement les éléments qui vont dans leur sens, ce qui constitue une limite à leur démarche.
En fait, les choses ne sont pas aussi simples. Zisly écrit que « l’état naturel » n’est pas « le retour en arrière, mais au contraire, c’est la vraie marche en avant, pour l’existence du vrai progrès, tangible, réel ». Il utilise donc ici la notion de progrès, non pas avec mais contre la civilisation industrielle.
Les naturiennes ne veulent pas devoir choisir entre le retour aux cavernes d’un côté ou le développement industriel de l’autre. Ils et elles cherchent une autre voie, fondée sur la promotion de l’autonomie, de l’entraide, de la simplicité.
En fait, les naturiens créent un mythe alternatif, ils mettent en scène celui de « l’âge d’or », pour défier le discours dominant. Au même moment, le mythe de la « grève générale » gagne en succès. Sans oublier celui de la « mission civilisatrice » de l’Occident qui justifie la colonisation (cf Jules Ferry, Discours sur la colonisation, 1885). On peut encore mentionner le mythe de la Destinée manifeste qui sert d’alibi à l’expansion vers l’Ouest américain.
C’est pourquoi, on peut aussi considérer que les naturiens formulent une utopie émancipatrice. Leur objectif est de contester la supériorité des peuples dit « civilisés ». Leur rejet radical de l’industrialisation prend une forme provocatrice. Ils et elles veulent avant tout créer une rupture.
Les anarchistes ont vécu l’écrasement de la Commune. Les naturiens ne veulent plus changer le système de l’intérieur. De plus, ils sont fatigués de la pollution des villes. Ils et elles désirent faire sécession avec la civilisation.
C’est pourquoi dès la formation des premiers groupes naturiens, ils cherchent des solutions concrètes. Ils veulent expérimenter sans attendre et montrer que d’autres vies sont possibles. Alors ils fondent des communautés et des coopératives. Ils se lancent dans des projets de fermes autonomes et de colonies, en espérant que cette démarche se répandra.
Dans ces expériences, de nombreuses réflexions sont traduites en action. Par exemple la fin de la spécialisation du travail et la fin du salariat sont mises en place. Un autre rapport aux enfants se développe, à une époque où les enfants sont énormément soumis, il s’agit de mettre fin à cette domination et à cette hiérarchie. Ils et elles expérimentent aussi l’amour libre et tentent d’instaurer une égalité entre les sexes. Il y a l’exemple de la communauté de Vaux, très visitée par les anarchistes urbains qui viennent s’en inspirer.
Malheureusement ces colonies naturiennes échouent dans leur objectif de transformer le monde. Avec les années, elles perdent en radicalité et se centrent uniquement à des réformes de mode de vie.
Après la Grande Guerre, le mouvement naturien se désagrège vers une forme de propagande végétalienne et de repli sur soi, avant de disparaître. La violence de la guerre, la révolution bolchéviques hostile aux anarchistes, la crise des années 30, la deuxième guerre mondiale, la modernisation et l’artificialisation du monde… tout cela contribue à enterrer les idéaux naturiens, et plus largement à l’affaiblissement considérable du mouvement anarchiste.
Tout d’abord on découvre que les anarchistes naturiens sont de vrais précurseurs, et ça fait du bien de voir cet ancrage historique. Ils et elles font partie de notre histoire, de notre héritage intellectuel, avec leurs qualités et leurs défauts. On remarque clairement la filiation entre les naturiens et tout le courant de la décroissance.
L’ampleur du désastre écologique au temps des naturiens est sans commune mesure avec la situation actuelle. Pourtant, nombre de leurs analyses et critiques étaient déjà justes et clairvoyantes. Cependant leurs expériences et leurs échecs nous renvoient à nos propres questionnements d’aujourd’hui. Saurons-nous être plus efficaces ?
Aujourd’hui, l’engouement de certaines militant·es et organisations pour l’industrialisation est encore franchement très problématique. On ne résoudra pas les problèmes de l’industrie avec encore plus d’industrie. C’était déjà valable au temps des naturiennes et ça l’est encore plus dans nos sociétés du 21e siècle.
Par ailleurs, les industriels ont adapté leurs stratégies depuis un siècle. Aujourd’hui ils infiltrent nos mouvements, colonisent l’imaginaire des militantes, repeignent leurs merdes en vert. Contrairement aux naturiens, nous devons maintenant résister à leurs puissantes campagnes de marketing et de greenwashing. En avons-nous la capacité ?
Nous devons être attentif·ve·s et critiques face aux appels qui nous promettent des sociétés écologiques clé en main ! Il semblerait que le mouvement écologistes est profondément tiraillé par deux formes de mythes. D’un côté les promesses que grâce au progrès techniques et aux merveilles de la science, on va mettre un terme à la crise écologiste et tout ira bien. Et de l’autre la tentation primitiviste qu’avant la civilisation tout était parfait et qu’il suffirait de copier ce qu’on croit être le mode de vie de telle ou telle société primitive.
Les utopies sont-elles nécessaires ? Dans tous les cas, mieux vaut garder une certaine distance avec celles-ci. Les appels à la nature sont dangereux, surtout si les analyses sont superficielles. Ils peuvent faire le lit d’idéologies autoritaires à l’opposé des idéaux anarchistes.
C’est aussi prendre le risque, comme les anarchistes naturiens, d’être incompris, marginalisés, dénigrés puis oubliés. Néanmoins, il semble aussi important de déconstruire, comme l’on fait les naturiennes, les subjectivités modernes. C’est-à-dire ce qu’il s’est ancré en nous de capitalistes et technicistes en nous. Et nous pouvons sérieusement nous poser la question des lieux de vie comme forme d’action militante.
Les naturiens peuvent être une source d’inspiration réelle, mais nous devons faire mieux. Nous pouvons choisir une autre voie, celle du démantèlement réaliste de la civilisation, sans idéaliser pour autant un passé imaginaire. Certes, il nous faut rompre avec l’imaginaire dominant et inverser la tendance. Mais critiquer le mythe du progrès ne nous oblige pas à adhérer à de nouveaux mythes passéistes.
Les naturiens ont eu l’espoir et le courage de fonder des colonies, mais ils et elles se sont embourbé·e·s dans cette logique de retrait. Cultiver la terre et faire société autrement peut constituer des berceaux de résistance. Mais à condition de mettre en lien ce retrait avec les luttes et des stratégies offensives.
Pour cela, nous devrions privilégier la culture d’opposition à la culture alternative. Par exemple en visant des changements politiques et économiques plutôt que psychologiques ou culturels. Ou encore en ciblant les institutions matérielles plutôt que « l’insurrection des consciences ».
C’est quoi le problème avec la civilisation ? Le productivisme ? Le Progrès ? Comment résister efficacement ?
« Nous avons besoin d’organisation, de mobilisation et de courage. Les infrastructures actuelles qui détruisent la planète doivent être visées, et le système politico-économique qui en est responsable doit être démantelé ».
EXTRAITS D'UN ARTICLE ET D'UN PODCAST À LIRE ET ÉCOUTER SUR FLORAISON