Créateur du concept de collapsologie, Pablo Servigne appelle à rompre avec notre représentation du monde, de la nature et du pouvoir en réponse aux multiples formes d'effondrement en cours dans le monde. Il esquisse ici les contours d'un nouvel équilibre, alliant résistance et résilience, fait d'entraide entre les vivants.
Les gens ont facilement tendance à parler de «l'effondrement», au singulier. L'effort, en collapsologie, c’est d'essayer de mettre du pluriel. «L'effondrement» ne désigne pas un moment clairement délimité, c’est une dégradation progressive, il n'y à pas un avant et un après. sauf peut-être pour les historiens du futur qui analyseront notre époque. De plus, il y a différents effondrements: de la biosphère, des écosystèmes, de la civilisation, des sociétés, des peuples et de leur culture, de la notion de progrès, etc. Il faut penser pluriel, entrer dans la complexité. Certains effondrements sont déjà en cours, d’autres sont des risques.
En somme, il est difficile de voir une politique de l'effondrement. Je vois plutôt des politiques, avec au moins trois volets d'intervention.
Pour réduire notre empreinte écologique, les riches devront abaisser leur niveau de vie. Et ça inclut les classes moyennes. Le mouvement politique de la décroissance m’a beaucoup inspiré depuis le début. Mais je n'utilise pasle terme «décroissant» pour plusieurs raisons. D'une part, il sous-entend un objectif négatif, qui ne suscite pas d’adhésion. D'autre part, il reste unidimensionnel: il évoque le chiffre, la monnaie, le quantitatif ; bref précisément ce rapport au monde qu’il faut dépasser! Il est impossible d’inventer de nouvelles manières de vivre en utilisant, en quelque sorte, la grammaire de l’adversaire. Et puis, il y a un malentendu très commun : beaucoup de gens croient que le programme décroissant est de tout faire décroître, mais pas du tout ! Il s’agit juste du PIB. Dans la nature, on ne peut pas dire à un jeune arbre de décroître. Tout a un élan vital, un conatus comme dirait Spinoza, qui cherche à s'épanouir. Nous voulons par exemple plus de liens, plus d'amour, plus de bonheur, plus de sens — à une époque où ces choses manquent. Les décroissants le disent, mais ils ne sont pas compris.
Il y a toute une mythologie à défaire et à refaire. Nos sociétés sont construites sur un mythe qui voudrait que la nature – et a fortiori la nature humaine -— relève d’un combat permanent de gladiateurs, d’une compétition généralisée, de rivalité, d’égoïsme et d'agression. De ce mythe qui nous imprègne, nous avons tiré des idéologies et des politiques. Or, cette représentation est aussi fausse que toxique: la nature ne se résume pas au combat de tous contre tous. Partout dans la nature, nous découvrons des relations mutuellement avantageuses. Partout, il y a des symbioses, de l'entraide, de la solidarité, de l’altruisme. Le philosophe australien Glenn Albrecht, dans Les Émotions de la Terre (2020), propose d'appeler cet horizon le « Symbiocène ».
La séparation nature/culture me paraît constituer une rupture majeure, parce qu’elle sous-tend notre manière contemporaine de nous rapporter au monde et aux non-humains. C’est une vraie catastrophe ! Toute politique qui s'efforce de faire bouger cette ligne de partage est, je crois, radicale. Les représentations mentales, les récits déterminent notre mode d'action sur le long terme. En ce sens, la radicalité va au-delà de l’opposition classique entre réformistes et révolutionnaires. Si l’objectif de la révolution reste de prendre le pouvoir, je ne vois pas ce qu’il y a de radical. L’essentiel, à mes yeux, c’est de rompre avec notre représentation du pouvoir, parce que de cette représentation découlent facilement des formes de domination.
Si on lie radical à une politique rapide, brutale et à grande échelle, je ne suis pas sûr que ça donne de bons résultats. Dans le vivant, comment s'appelle un événement qui surgit rapidement et à grande échelle ? Une catastrophe. En fait, si on observe bien, dans la nature toutes les solutions durables sont petites et lentes.
En finir brutalement avec le système capitaliste implique inévitablement de la mort et de la souffrance pour les gens qui en dépendent. Il ne faut pas arriver dans les tempêtes en dépendant entièrement de systèmes fragiles ou toxiques tels que l’industrie ou le commerce mondialisé. Sinon, on sera obligé de les défendre partiellement, parce que la vie de millions de gens en dépend. Voilà pourquoi l'horizon d'autonomie est indispensable.
Un effondrement contrôlé s’appelle en réalité une décroissance ou une transition !
Il faut développer l’entraide et la solidarité entre les pays. Cependant, je crois qu’il est plus urgent encore de le faire localement, de redonner de la puissance au local. Nous avons délégué notre pouvoir à des structures qui nous dépassent, sur lesquelles nous n'avons plus prise. Retrouver le local, c’est renouer avec l'autonomie, la puissance d’agir, et la joie de s'organiser. L’horizon doit donc être l'autonomie, mais pas l’autarcie, le chacun pour soi! L'autonomie ouvre à des interdépendances horizontales entre structures de même échelle. L'essentiel, c’est d'échapper à la dépendance totale à l'égard des macrostructures. Cela ne veut pas dire qu’il faille y renoncer, mais il faut inverser le contrôle : ce sont les petites échelles qui doivent contrôler les grandes, et pas l’inverse. Les États, par exemple, devraient jouer le rôle de garants, afin de coordonner les questions globales, surtout qu’elles sont devenues délicates avec le dérèglement climatique ! La coopération ne fonctionne dans un groupe que si les règles que les membres se sont données sont respectées par tous. Il faut donc des gardiens des règles. Un État garant, donc, mais surtout pas un État fort et dominant !
Les grandes structures amènent mécaniquement de la verticalité, de la domination, des inégalités, des clivages, de la division du travail. C’est un principe du vivant. Les grandes échelles sont très risquées. Contrôler ces émergences de pouvoirs hiérarchiques implique donc de multiplier les verrous ou de réduire la taille des systèmes. Ce n’est pas une mince affaire car en grandissant, les structures gagnent en efficacité, et obtiennent presque inévitablement un avantage concurrentiel sur les petites structures. Mais elles développent aussi des pathologies propres à leur grande taille. D'un point de vue biologique, la sélection naturelle produit toujours un ajustement de la taille : ni trop grand ni trop petit, il y a une juste échelle.
La résilience désigne la capacité d’un système à maintenir ses fonctions malgré les chocs, ce qui inclut la transformation et l’adaptation. La résilience n’est pas une notion statique et conservatrice. Et il faut toujours préciser la résilience de quoi par rapport à quoi, sinon, ça ne veut rien dire. La résilience n’implique pas non plus d'abandonner la logique de lutte et de prévention des risques. Résistance et résilience sont deux caractéristiques complémentaires des systèmes, etont toutes deux un rôle à jouer. Une politique de résilience supposerait d’abord de ne plus prendre les citoyens pour des gamins immatures. Il faut faire confiance. L'essentiel, c'est de préparer et d'exercer la capacité de chacun, et des collectivités, à vivre des chocs. Et puis déléguer, travailler nos capacités spontanées à l’auto-organisation et à l'entraide. Là encore, il ne s’agit pas d'abandonner toute coordination à grande échelle, car les structures globales favorisent la résilience aux catastrophes locales. C’est l’idée que si ma région est dévastée, je peux compter sur les voisins. Mais il ne faut pas oublier que l’inverse est vrai: les structures locales protègent des catastrophes globales ! Si les macrosystèmes s’effondrent, on doit pouvoir compter sur une diversité d’échelles locales. Or, nous arrivons dans l'ère des chocs systémiques, il faut donc renforcer considérablement la résilience et la résistance locales.
En fait, les structures hiérarchiques pyramidales, de type militaire, ne sont pas résilientes. Ce sont des structures très efficaces dans un environnement donné et pour résoudre un problème précis. Pensez aux dictatures dans l’Empire romain. Mais elles ne tiennent pas dans un environnement changeant. Au cours de l’évolution, le vivant n’a pas sélectionné ce type d’organisations parce que l’environnement change sans arrêt. Encore plus aujourd’hui, à l'heure de l’'Anthropocène et de l'incertitude, il nous faut retrouver un autre équilibre entre efficacité et résilience, et cela implique de structurer nos politiques de manière bien plus décentralisée, rhizomatique, comme un mycelium de champignons.