En ces temps tragiques, il faut se garder des fantasmes aussi bien de « l’avant » que de « l’après ». Suspendus entre deux états temporels et mis en déroute par une épidémie qui menace les individus dans leur être et les sociétés dans leurs structures, nous avons le devoir d’organiser la riposte dans ce « long maintenant » qui risque de durer... longtemps. Là résident sans doute les traces d’un futur balbutiant.
Ce sont d’abord nos sens qui sont affectés. Sans même parler de la perte du goût, parmi les premières manifestations de la maladie, c’est notre attraction physique vers l’Autre qui est réprimée. Ne plus se serrer la main, ne plus s’embrasser, ne plus se « checker » ni faire de « hugs », rester à distance, voir l’Autre comme une menace, ou soi-même comme une menace pour l’Autre... Le cœur de la crise, outre sa létalité, c’est la distanciation sociale/physique.
Plus frustrant encore : en tant qu’êtres pensants, l’épidémie nous a rendus symboliquement sourds et aveugles. Nous savons à peine comment le virus est passé de l’animal à l’homme. Et, si nous savons suivre son cheminement d’une province de Chine au reste du monde, nous peinons à le contenir, encore plus à l’éradiquer. À considérer que nous sommes en guerre, nous disposons d’armes rudimentaires, a fortiori lorsqu'on manque de masques et de tests ! Comme un gladiateur dans l’arène à qui l’on aurait brûlé les yeux et bouché les oreilles, nous sommes condamnés à faire de grands moulinets avec un gourdin contre un ennemi invisible, vicieux, mortel.
En revanche, nous ne sommes pas muets, ça non ! Le virus nous a tous transformés en moulins à parole. Nous avons un avis sur tout et nous ne nous privons pas de le faire savoir. Ainsi, le Covid-19 serait tout à la fois le châtiment attendu par les collapsologues, l’occasion rêvée par les décroissants de mettre un terme à notre hubris, la preuve de l’urgence à instaurer un revenu universel - qu’il soit d’obédience marxiste ou libérale - et je ne parle même pas des théories fumeuses - voire carrément immondes - concernant la caractérisation « chinoise » du virus pour les Américains, « américain » pour les Chinois, ou « homosexuelle » pour certains leaders islamistes.
De même, le « monde d’après » est la boîte à fantasmes la mieux répandue dans le monde intellectuel, politique et business. « Après » l’épidémie, on va enfin pouvoir... cochez la bonne case ! Démondialiser. Déconsommer. Retrouver le sens des « vraies valeurs ». Accélérer notre transformation digitale. Nous débarrasser de nos addictions superflues. Arrêter de prendre l’avion pour un oui ou pour un non. Se reconnecter à l’univers. Accélérer la transition écologique. Ou même, on l’a vu aussi, s’en remettre plein les poches.
Évidemment qu’il va falloir, d’une façon ou d’une autre, changer. Cela passera sans doute par un effort de relocalisation d’un grand nombre d’activités. Par une prise de conscience rapide que certaines aberrations doivent cesser (qui pourra à nouveau supporter la vue d’un super-paquebot dans la baie de Venise ?). Par la mise en place d’une justice sanitaire internationale indépendante. Par l’invocation du concept encore flou de « souveraineté ». Et surtout par la réhabilitation concrète, opérationnelle, de la prévoyance, au sens de l’anticipation. Car plus que notre caractère ontologiquement mauvais (le fameux slogan « C’est nous le problème »), c’est la civilisation du court terme qu’il convient de dépasser. Donc oui, les chantiers sont énormes. Mais il n’y aura pas plus d’après que de grand soir.
L’épidémie ne sera pas jugulée avant plusieurs mois, voire plusieurs années. Le virus, très méconnu, a peut-être un destin « saisonnier ». On mesure mal le taux d’immunisation nécessaire d’une population avant qu’il ne reflue. Nul ne sait combien de temps il faudra avant de trouver un vaccin et pour le dispenser à très très grande échelle.
Le jour où nous remettrons les pieds (et donc les poumons) dans un stade, à un concert ou dans un séminaire d’entreprise n’est pas près d’advenir. Le plus probable, c’est que nous portions des masques encore longtemps. Que nous ne parlions qu’à ceux qui pourront exhiber leur test de négativité. Que nous n’allions plus rouler des pelles au premier venu en boîte de nuit ou rencontré sur Tinder. Que nous ne partions plus en voyage au bout du monde - pas en raison de notre empreinte carbone, mais parce que ce sera interdit. D’ores et déjà, on parle de contraindre fortement les trajets inter-régionaux à échéance de l’été. Les « gestes barrière », expression encore incongrue il y a trois mois, feront partie du nouveau savoir-vivre. Le déconfinement sera une réalité administrative, mais la prudence – et donc potentiellement la défiance - demeurera.
Par conséquent, il vaudrait sans doute mieux nous préparer à vivre en situation de crise chronique plutôt que cyclique. Coincés entre un hier qui n’existe plus et un demain qui sera très éloigné de celui que nous avions imaginé, il est pourtant encore possible de faire preuve d’espoir et d’optimisme.
Même si un certain nombre d’individus ou d’organismes (Bill Gates, la CIA, Jacques Attali) avaient « prédit » qu’un beau jour une pandémie née quelque part sur un marché asiatique allait ravager le monde, ses structures sociales et ses systèmes économiques, on peut dire que personne ne les avait pris au sérieux, résultat, personne n’était prêt.
La mise « hors d’état de nuire » de l’appareil productif planétaire s’est faite en quelques jours. Après un moment de panique (télétravail, chômage partiel, gestion à la hussarde de la trésorerie et sauvegarde du chiffre d’affaires), commencent à affleurer les signes d’une nouvelle économie de guerre. Une économie qui porte essentiellement sur la survie.
C’est en concentrant tous nos efforts sur un domaine particulier (le système de santé au sens large) que l’on sera en mesure de sortir nos sociétés de l’effroyable ornière dans laquelle elles sont piégées. D’ores et déjà, des signaux positifs doivent nous éclairer. Décathlon qui propose de transformer des masques de plongée en respirateur, Air Liquide qui veut tripler ou quadrupler sa production de bouteilles à oxygène dans les semaines à venir, PSA qui suggère de fabriquer des pièces pour respirateurs... tout cela n’est qu’un début, mais en réalité c’est l’ensemble de l’économie française et même mondiale qui s’est mise, littéralement, à pivoter et à unir ses efforts.
Tout cela est encore très balbutiant, mais cela n'a rien à voir, ni avec la croissance telle qu’elle se pratiquait jusqu’à peu, ni bien sûr avec la décroissance que beaucoup appelaient de leurs vœux. Les catégories économiques et idéologiques sont à redéfinir dans un contexte où, de surcroît, si la crise emplafonne l’économie réelle, elle survient historiquement quand les structures de l’économie des plateformes sont quasi achevées (enlevez Internet de l’équation et faites le calcul).
Simultanément, on assiste à un partenariat nouveau entre l’État et les entreprises. Les entreprises avaient d’une certaine manière pris le relai d’États-nations défaillants. Par temps calme, c’est un constat pertinent. Par temps agités, c’est un constat très incomplet. Comme en 1929, comme en 1945, comme en 2008, l’État est un acteur non seulement incontournable pour résoudre les crises, mais c’est un acteur plébiscité par les peuples car lui seul est le garant de l’intérêt général et donc de la perpétuation des sociétés humaines.
En France comme dans beaucoup de pays, c’est l’État, on l’a dit, qui permet - au moins dans un premier temps - aux entreprises de survivre au choc initial, c’est la puissance publique qui organise la riposte sanitaire, affrète des trains et des avions, garantit la discipline de confinement, co-gère les chaînes logistiques et se pose la question de recommencer à « produire local ». De ce point de vue, la collaboration entre l’État et les entreprises est désormais clé. Ce qui change en 2020 par rapport à 1939-1945, c’est qu’à ce duo s’est adjoint un troisième larron : les citoyens.
Jadis spectateurs (et chair à canon), ils sont désormais invités au QG du commandement en chef de la riposte. L’intelligence collective, la mise en commun des cerveaux et des ordinateurs, la science citoyenne, l’impression 3D... tout cela serait d’une grande aide – et le moindre des paradoxes n’est pas de voir renaître, en germe, des pratiques dont on avait espéré beaucoup mais qui n’avaient pas su prospérer, comme le mouvement maker par exemple.
Nous serons à l’affût de cette effervescence de crise. On se chamaillera plus tard sur les causes et les responsabilités de l’hallucinante situation dans laquelle nous sommes collectivement plongés. L’heure n’est pas à la querelle, mais à la contre-attaque. Et c’est paradoxalement au cœur de cette contre-attaque que nous saurons retrouver la voie d’une prospective non messianique, humble et pleine de doutes, donc à nouveau passionnante.
S’il faut bien trouver une vertu à cette crise, c’est bien qu’elle nous oblige à re-penser. Une partie de l’appareil productif n’a certes pas attendu la crise pour se mettre à « pivoter ». On a vu comment une entreprise comme Michelin avait commencé à penser l’après-pneu ou Total l’après pétrole. Mais ce qui était cantonné à des cercles de prospectivistes en chambre qui parvenaient tous plus ou moins aux mêmes conclusions est devenu un impératif business de tout premier ordre. Nul ne sait ce qui va sortir de cette séquence hautement incertaine. Les certitudes, elles appartiennent au passé.
Démondialisation ? Chômage de masse ? Guerres civiles ? Hécatombe sanitaire ? Que garderons-nous d’hier, qu’inventerons-nous de neuf ? Nul ne le sait. Et d’ailleurs, peu importe : dans des périodes comme celles-ci, seule compte la morale de l’action : il faut sauver des vies, préserver l’harmonie entre les gens et les peuples, collaborer, accélérer les innovations, optimiser les efforts, maintenir un certain niveau de prospérité.
EXTRAITS D'UN ARTICLE DE THIERRY KELLER À LIRE DANS SON INTÉGRALITÉ SUR LE SITE USBEK & RICA