Maintenant tout le monde, ou presque connaît la légende du colibri : « Un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt. Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient impuissants le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit :« Je le sais, mais je fais ma part. » » Mais «faire sa part», agir individuellement à son niveau est-il encore suffisant face au dérèglement climatique, aux enjeux socio-économiques qu'il crée ?
Une grande victoire est souvent faite d’une succession de petites victoires atteignables dans un processus qui ne s’arrête pas. Un pas en entraînant un autre jusqu’à la réalisation de l’objectif, qui peut être d’envergure. Mais nous sommes des individus ET des membres de classes sociales ET des héritiers de cultures différentes. Il serait absurde de créer un clivage artificiel entre action individuelle et collective. L’action individuelle n’est pas une fin en soi. C’est un début. C’est en se posant des questions dans sa propre vie, en mettant en pratique certains actes, que l’on est amené à lire, à chercher, à comprendre et, d’une certaine façon, à politiser sa démarche. Tout en prenant sa part de responsabilité. Nous ne sommes pas uniquement les jouets des mouvements de l’Histoire et des systèmes. Nous avons la capacité de les orienter, si nous le choisissons.
Les mouvements écologiques ont historiquement passé beaucoup de temps à se concentrer sur les actions individuelles sans s'attaquer à certaines causes politiques, idéologiques, plus systémiques. Ils ont passé trop de temps à tenter de faire évoluer le pouvoir politique ou économique en place (Pacte écologique, Grenelle de l’environnement, pétitions contre des grandes entreprises), ou à l’ignorer considérant que la solution viendrait des alternatives citoyennes (la posture des colibris). Sans doute naïvement. Sans voir à quel point le modèle capitaliste était anthropophage et qu’il intègrerait progressivement les critiques pour s’habiller des arguments écologistes. Et ainsi, ne pas changer. Le combat n'a sans doute pas été engagé au niveau où il devait l’être et il y a encore beaucoup à entreprendre et à apprendre des boycottages, blocages, actions de désobéissance civile, etc.
Il faut faire appel aux stratégies d’organisation collective pour faire tomber « les piliers du pouvoir » (financier, médiatique et militaire) et les architectures invisibles (la loi, l’argent et le divertissement par les écrans) qui conditionnent nos comportements. Nous ne vivons pas véritablement en démocratie (mais dans une forme d’oligarchie) et cela empêche l’action politique classique d’aboutir.
Il nous faut imaginer comment saper quelques fondement du capitalisme sous un angle stratégique à travers le concept d’« architectures » C’est à dire des règles, normes, constructions sociales, qui permettent au capitalisme de concentrer richesses et pouvoirs dans quelques mains et d’opérer une forme d’esclavage moderne à travers la dépendance à l’argent.
L’économiste Bernard Lietaer avance que c’est le mécanisme qui impose de faire créer l’essentiel de l’argent en circulation par les banques privées, via le crédit, qui soumet nos sociétés à une obligation de croissance infinie et concentre mécaniquement les richesses au sommet d’une pyramide économique et sociale. Mais il me semble qu’il y a en l’espèce une clé de voûte qui permet au système capitaliste de tenir. C’est l’un des piliers du pouvoir. S’y attaquer pourrait,avoir un impact considérable.
Le système capitaliste tient car il s’appuie sur un chantage au revenu et à l’argent. Pour survivre, un nombre considérable d’êtres humains sont contraints à vendre leur temps, leur énergie et dans une certaine mesure leur probité. Les libérer de cette emprise, libérerait par la même occasion leur sens critique, leur temps et leur capacité à choisir là où ils souhaitent investir leurs talents.
Capitalisme et démocraties représentatives marchent main dans la main. D’ailleurs David Van Reybrouck n’hésite pas à dire que la démocratie représentative a été pensée comme le moyen de passer d’une aristocratie héréditaire à une aristocratie élective. Il serait possible d’introduire de nombreux éléments de démocratie directe comme le Référendum d’Initiative Citoyenne ou le tirage au sort dans nos démocraties, pour qu’elles le deviennent de facto.
Le côté supposément universel et incontournable du capitalisme financiarisé et d’une société basée sur une croissance matérielle infinie est également affaire de croyance et de dogmes.
Au-delà des multinationales ce sont les millions d’entrepreneurs, patrons de TPE et PME (artisans, agriculteurs, commerçants, entrepreneurs sociaux, etc.) qui sont le moteur de l’activité d’une société. Vouloir transformer nos systèmes économiques et sociaux sans impliquer les acteurs de l’économie serait une idée déracinée de la réalité.
Les gouvernements ne peuvent transformer nos sociétés sans être soutenus par une forte majorité culturelle qui leur permettrait de contrer le pouvoir des lobbys de toutes sorte. FD Roosevelt en 1937 cité par Naomi Klein aurait déclaré aux syndicats l’enjoignant à faire évoluer les lois : « Descendez dans la rue et obligez-moi à le faire ». Utilisant à dessein les grèves et blocages pour contrer les oppositions économiques ou administratives. Un mécanisme de coopération. Les élus locaux me semblent avoir des leviers importants d’action. Là encore, comment espérer transformer nos institutions sans créer les conditions d’une coopération (qui peut être établie à la suite d’un rapport de force comme en Islande) entre certains élus et les citoyens ?
Les plus modérés comme la plupart des grandes ONG prônent de contraindre les États et les entreprises à agir par la pression populaire ou juridique. Ceux qui poussent plus loin la radicalité appellent à la désobéissance civile comme le mouvement Extinction Rebellion. A l’origine moins radical, David Holmgren, l’un des inventeurs du concept de permaculture reconnaît pour sa part que les stratégies « bottum-up » consistant à développer des communautés résilientes en marge du système dominant demanderait plusieurs générations pour être efficaces et ne peuvent répondre à une perspective d’effondrement dans les décennies à venir. Il avance donc l’hypothèse que seule une stratégie visant à mettre à terre le système économique et financier (une crise de 1929 en bien pire) serait à même de réduire suffisamment les émissions de GES et d’obliger toutes les sociétés humaines à se réorganiser. Stratégie qui se rapproche des celles évoqués par les mouvements les plus radicaux, comme Max Wilbert de la Deep Green Resistance qui imaginent quant à eux « s’attaquer aux points névralgiques de l’infrastructure industrielle mondialisée (transport, communication, finance, énergie, etc.) afin de la détruire, dans le but d’entraîner une « défaillance en cascade des systèmes».
Il nous reste à être des colibris qui agissent ensemble contre les incendiaires
Cet article est issu du livre de Cyril Dion : Petit manuel de résistance contemporaine chez Actes Sud, ainsi que de sa conférence du jeudi 10 octobre 2019 au Complexe Jo Maso au Soler et enfin de son article «Résister, mais comment ?» paru sur le site de la revue Terrestres.