Lorsque l’on parle de transition écologique, on a souvent tendance à se focaliser sur l’aspect technique du problème. Quels véhicules peuvent remplacer la voiture thermique ? Quelles sources d’énergies sont les plus écologiques ? L’hydrogène vert est-il vraiment écologique ? L’avion peut-il être bas carbone ? Bien-sûr, ces questions sont importantes, et il faut évidemment réfléchir à des manières de réduire nos émissions en adoptant de nouvelles méthodes.
Mais la transition écologique est aussi une question sociale. En effet, pour atteindre nos objectifs environnementaux, il faut aussi engager une réflexion sur la sobriété des modes de vie, sur l’évolution des habitudes et des façons de consommer. Et derrière ces réflexions se cachent la question des inégalités, de la justice sociale, et même de la démocratie. Tentons de comprendre.
On sait désormais que la transition écologique ne pourra pas seulement se faire avec plus d’énergies renouvelables, de technologies vertes et d’innovation : nous allons devoir transformer notre modèle économique et nos façons de vivre et de consommer. Il va falloir réduire certaines consommations polluantes, diminuer notre dépendance à la voiture, encadrer l’usage de l’avion, réduire les consommations énergétiques, entre autres choses. Bref, la transition écologique devra passer par une certaine forme de sobriété.
L’objectif est alors de trouver un modèle capable à la fois de respecter les limites planétaires et de permettre à chacun de répondre à ses besoins, de manière à vivre une vie digne et confortable. C’est ce que l’on appelle la “doughnut economy” ou l’économie du donut. Pourquoi donut ? Parce qu’on peut représenter ce modèle de société comme un donut : le trou au milieu du donut représente les situations où les justes besoins des individus ne sont pas satisfaits ; l’extérieur du donut représente les situations où les limites planétaires sont franchies ; et le corps du donut représente les modèles pour lesquels les besoins sont satisfaits tout en respectant les limites de la planète.
Le problème, c’est qu’il n’est pas simple de définir à quoi ressemblera ce modèle concrètement. Trouver ce modèle implique de faire des choix de société importants. Il faut d’abord savoir définir quels sont les justes besoin de chacun, et donc quelles activités sont essentielles pour répondre à ces besoins. Évidemment, il faut aussi définir quelles sont les activités polluantes que l’on peut arrêter ou réduire, lesquelles ont un impact environnemental important et sont superflues par rapport au besoin réel ? Comment choisir ? Par où commencer ?
Ce sont là des questions de société, avec des conséquences sociales fortes. Par exemple, si l’on choisit de réduire l’usage de la voiture thermique pour limiter notre impact environnemental, ce sont potentiellement des milliers d’emplois dans l’automobile qui vont être amenés à se transformer, voire à disparaître. Il faut donc décider comment accompagner ces transformations, et comment prendre en charge les personnes qui dépendent de ces emplois (reconversions, changement de secteur, développement de nouvelles compétences…). Il faut aussi savoir comment permettre aux citoyens de répondre à leurs besoins de mobilité sans voiture. Les transports en commun ? Dans ce cas, il faut les développer, donc investir. Le vélo ? Dans ce cas, il faut adapter nos modes de vie, notre urbanisation.
Les mêmes questions se posent quel que soit le sujet : que l’on parle de réduire notre production de viande, de faire circuler moins d’avions, ou de tendre vers l’économie circulaire et le zéro déchet. À chaque fois, il s’agit d’adapter nos systèmes sociaux, pour que ces transformations réduisent notre impact environnemental, mais sans créer d’exclusion ou de problèmes socio-économiques. Toutes ces questions sont donc éminemment sociales et politiques, et appellent donc à un débat social et politique.
Pour que la transition écologique aboutisse, il est donc particulièrement important de poser clairement ce débat social et politique. S’il n’est pas posé, la transition écologique risque d’échouer non pas pour des raisons techniques mais pour des raisons d’acceptabilité sociale. On l’a bien vu avec le mouvement des Gilets Jaunes en 2018-2019. La taxe sur les carburants, considérée isolément, a donné le sentiment de frapper de façon injuste les populations les moins aisées et les plus rurales, qui ont souvent le plus besoin de leur voiture au quotidien. Perçue comme une forme d’écologie punitive, cette mesure a entraîné une réaction de rejet, perceptible dans les larges manifestations qui ont suivi. “Fin du monde” ou “fin du mois”, le débat était lancé.
Derrière ces questions se cache en fait celle de la justice sociale, et plus précisément de la lutte contre les inégalités. Dans une société inégalitaire, il est vraisemblablement plus difficile de faire accepter la transition vers des modes de vie différents, plus écologiques. Par exemple, acheter “moins mais mieux” est à priori plus simple quand on dispose d’un niveau de vie plus élevé et donc des moyens de choisir ce que l’on achète ou pas. Se placer dans une perspective de sobriété heureuse n’a pas le même sens lorsqu’on est riche ou lorsqu’on est pauvre.
On le voit bien aujourd’hui : les productions supposées être plus écologiques sont souvent plus chères et leur consommation reste statistiquement bien souvent une spécificité des citoyens les plus aisés. C’est ainsi le cas des produits issus de l’agriculture biologique, nettement plus consommés par les citoyens issus des classes socio-professionnelles supérieures. Une grande majorité des citoyens considèrent d’ailleurs les produits biologiques comme “trop chers” pour en consommer plus, d’après les études menées par l’Agence Bio. Le constat vaut aussi pour les véhicules écologiques et bien d’autres.
Évidemment, consommer mieux n’est pas forcément toujours plus cher, si l’on transforme ses modes de consommation en rentrant dans une logique de sobriété. On peut même y gagner financièrement. En matière alimentaire par exemple, réduire sa consommation de viande, cuisiner soi-même, choisir des produits de saison tout en se tournant vers des modes de production plus durable permet des bénéfices environnementaux autant que financiers. Mais ce type de changements de pratiques de consommation demande du temps, des connaissances spécifiques, souvent moins accessibles aux populations défavorisées ou précaires. Et surtout, demander ce genre d’efforts à des populations moins aisées est d’autant plus difficile que dans le même temps persiste dans la société des inégalités très fortes en termes d’impact environnemental. Depuis des années, les données confirment que les populations les plus riches génèrent beaucoup plus de pollutions que les populations les plus pauvres. Les rapports d’Oxfam, du CREDOC, de l’OFCE ou de l’Observatoire du Bilan Carbone des Ménages montrent que les populations les plus aisées consomment généralement plus, prennent plus souvent l’avion et génèrent donc plus de pollutions, de gaz à effet de serre.
Ces inégalités environnementales, qui sont évidemment la conséquence des structures du système économique et social, imposent donc de réfléchir en profondeur sur nos équilibres sociaux pour faire émerger des pratiques de consommation écologiques mais justes. Il s’agit de faire en sorte que chacun ait à disposition les moyens matériels mais aussi sociaux de pouvoir adopter ces modes de vie plus respectueux de l’environnement. Dans ce contexte, lutter contre la précarité semble un enjeu fondamental. Mais il s’agit aussi d’éviter que persistent des formes de surconsommation, réservées à une partie des populations aisées, et incompatibles avec des trajectoires de régulation écologique justes et équitables. Transition écologique et transition sociale ne vont pas l’une sans l’autre.
La relation entre la transition écologique et la transition sociale peut d’ailleurs jouer dans les deux sens. En effet, la transition vers des modes de production et de consommation plus écologiques comporte bien souvent des co-bénéfices sociaux et économiques.
Par exemple, acheter des produits plus durables, de meilleure qualité, est peut-être plus cher à l’achat, mais peut s’avérer plus économique sur le long terme. C’est le cas lorsque l’on peut garder ces produits plus longtemps ou lorsqu’ils permettent de faire des économies d’énergie.
Dans certains cas, permettre un meilleur accès à des produits plus écologiques peut donc être une manière d’agir sur certaines dynamiques sociales, voire de résorber certaines formes d’inégalités ou de précarités, comme la précarité énergétique.
Dans tous les cas, il semble que les notions de transition écologique et de sobriété sont intimement liées à celles de justice sociale et de lutte contre les inégalités. Garantir le caractère juste et équitable de la transition écologique semble indispensable pour permettre son infusion et sa diffusion dans la société. Il faut donc voir la transition écologique comme un enjeu éminemment social et politique, notamment lorsque l’on parle de sobriété. Il s’agit alors de sortir d’une conception uniquement technique, voire technologique, des transformations écologiques, pour revenir à l’interrogation de nos besoins, à la transformation de nos modes de vie et de nos activités productives, et à la réflexion autour de nos systèmes sociaux et de leurs équilibres.
Au-delà, ce sont même les codes profonds de la société de consommation qui sont en jeu. Pour faire la transition écologique, il faudra aussi transformer la façon dont nous valorisons collectivement les pratiques de consommation, souvent comme outil de distinction. Il s’agit autant de faire naître dans la société d’autres aspirations que celles liées à la surconsommation, de mieux valoriser d’autres formes de richesses que la richesse matérielle (la richesse des liens sociaux, des échanges culturels) que de mettre en avant d’autres aspects du bien vivre que ceux liés à la possession (le contact avec la nature, le temps libre…).
Toutes ces transformations, indispensables pour faire émerger un modèle de société plus écologiques, sont profondément liées aux problématiques sociales, à la lutte contre les inégalités, aux réflexions sur l’émergence d’un modèle de société solidaire. Et mis bout à bout, voilà qui commence à ressembler à une refondation profonde de notre paradigme social, économique et même culturel.