Pour la philosophe bordelaise Barbara Stiegler le constat est sans appel. Son essai " Il faut s’adapter " est devenu l’ouvrage de référence qui bouscule la légende de la start-up nation.
Il y a deux ans, Barbara Stiegler, spécialiste de Nietzsche s’installe à Bordeaux où elle enseigne depuis quinze ans, (elle y est responsable du master : soin, éthique et santé). A cette époque elle n’imagine pas à quel point la société va traverser de telles turbulences.
Sur le fond, mon livre ("Il faut s’adapter") démontre l’écueil du modèle néolibéral, un choix qui entraîne l’explosion des mobilités, l’accélération des rythmes, la compétition effrénée pour les ressources, autant de facteurs qui conduisent à une destruction des systèmes, qu’ils soient sanitaires, éducatifs, sociaux ou qu’ils touchent des corps vivants et des écosystèmes.
Des crises comme celle-là vont se reproduire si on ne change pas.
Nous ne sommes pas dans un pays pauvre, nous sommes la 6e puissance économique mondiale ; les causes sont liées à une vision néolibérale de la manière de gouverner.
La pénurie n’est pas involontaire, elle a été sciemment orchestrée par les dirigeants des entreprises pour s’adapter à la compétition mondiale.
Le modèle néolibéral organise une société de flux basée sur des ressources rares. Une entreprise qui a des stocks perd des points.
Moins il y a de lits de matériels, de médicaments, de personnels, plus il y a d’agilité, d’innovation de dépassement, d’adaptation et cela est considéré comme moteur de progrès. C’est une façon de montrer que l’on est en avance au regard du monde d’avant.
Il faut être performant, moderne, autrement dit "Il faut s’adapter" ! C’est avec cette injonction que s’est faite la gestion de l’hôpital.
Sauf qu’à flux tendu il est impossible de faire face à l’imprévu. Cette vision néolibérale est totalement contraire aux conditions de la vie et aux besoins fondamentaux des vivants. Et ce n’est pas valable que pour l’hôpital.
C’est aussi le cas dans le monde de la recherche et de l’enseignement, détruit par cette culture de l’optimisation et de l’innovation sur fond de pénurie.
Dans la médecine classique, on tient compte du patient de sa plainte, de son mal. Mais cela est jugé archaïque et dépassé. La médecine proactive, portée par les prouesses du numérique, tourne le dos à la médecine traditionnelle qui porte assistance à la personne malade.
La médecine dite "proactive" demande à l’individu de taire sa souffrance, de s’adapter, y compris dans un environnement dégradé et d’être comptable de la manière dont il optimise les risques.
Elle fait l’impasse sur ce qui est négatif, refuse d’avoir une vision critique sur les causes de nos pathologies. Refusant de regarder en face la souffrance, la mort et le négatif, elle fantasme l’optimisation de la performance.
De plus cette médecine de l’innovation, focalisée sur les nouvelles technologies et le biomédical, est incapable de prévenir ce genre de crise sanitaire car elle est dépourvue de toute réflexion critique sur les facteurs environnementaux des maladies et sur nos organisations sociales, qui sont pourtant des déterminants fondamentaux en santé publique.
A la lumière de ce modèle, ce virus venu d’Asie ne pouvait qu’être sous-évalué, il ne pouvait apparaître que comme une « grippette» n’ayant aucune incidence sur la puissance de notre système sanitaire.
C’est leur aveuglement du flux et leur phobie irrationnelle des stocks qui leur a, par exemple, fait détruire nos stocks de masques, nos contingents de lits et nos effectifs de soignants.
C’est le même aveuglement qui les conduit à supprimer des postes de chercheurs et d’enseignants capables d’avoir une vision sur le temps long, pour leur substituer une main d’œuvre précaire, fluide, adaptable.
Il y a en réalité beaucoup d’argent dans la santé et l’éducation mais affecté à une logique de flux, qui détruit la stabilité nécessaire réclamée par ces métiers.
Cette pression du flux conduit à installer la pénurie et la compétition partout, alors même qu’il y a une débauche de dépenses du côté du management, de l’évaluation, de la machine normative et réglementaire.
Dans ces métiers de santé, d’éducation et de recherche, nous passons de plus en plus de temps à l’évaluation, à l’optimisation, à la compétition et de moins en moins de temps à soigner, éduquer et faire de la recherche.
C’est cela le néolibéralisme : un Etat très fort, tatillon et bureaucratique, avec, dans les entreprises des dirigeants et des managers qui donnent des caps, appliquent des politiques intrusives, invasives, qui harcèlent.
C'est un Etat qui est dans le contrôle de tout, à la différence de l’ultra-libéralisme "trumpien " qui lui "laisse faire" et abandonne les populations aux forces sauvages du privé ou du marché. Ces deux formes de libéralisme, qui servent le marché de manière très différente, sont tout aussi dangereuses l’une que l’autre.
Les politiques et managers ont transformé ces métiers qui formaient la base de nos démocraties. Ils leur ont imposé des réformes permanentes, exigé de la flexibilité
A l’hôpital mais pas seulement, dans tous les domaines, les premières lignes doivent reprendre la main.
Dans la santé, l’éducation, la recherche, les médias, les institutions culturelles …. Les politiques et managers ont transformé ces métiers qui formaient la base de nos démocraties, ils leur ont imposé des réformes permanentes, exigé de la flexibilité et de l’adaptabilité, c'est-à-dire en fait, une forme de soumission, en imposant l’idée que c’était aller dans le sens de l’histoire.
Sauf que, mobilisations après mobilisations, la colère ne retombe pas, les élites continuent de se discréditer. Au lieu de passer leur temps à dénoncer les fake news des réseaux sociaux et à expliquer que pouvoir rime avec savoir, les gouvernants gagneraient à reconnaître leur retard, ce décalage qui sape leur autorité.
C’est pourquoi les choix de santé publique, d’éducation, d’environnement doivent être l’affaire de tous et non des experts et des dirigeants.
Le néolibéralisme n’est pas seulement sur les places financières ou dans les entreprises il est en chacun de nous, dans nos minuscules façons de vivre, il est temps de retrouver notre puissance vitale et d’agir sur notre propre environnement local.
Les populations de citoyens peuvent elles aussi "s’armer" collectivement, par-delà les clivages de secteurs, de classes et de générations.
Gilets jaunes, manifestations hospitalières, crise du corona virus, l’individu comprend qu’il n’est plus tout seul face à son écran, face à son chef, face à sa hiérarchie et que les populations de citoyens peuvent elles aussi "s’armer" collectivement, par-delà les clivages de secteurs, de classes et de générations.
Lors des manifestations, on pouvait lire sur les banderoles des hospitaliers " vous comptez votre argent, on comptera les morts". C’était il y a un an, aujourd’hui les soignants du terrain se disent prêts à reprendre les clés du camion.
EXTRAITS D'UN ENTRETIEN À LIRE DANS SON INTÉGRALITÉ SUR LE SITE DE FRANCE 3