L’aspiration à une société de frugalité exige l’examen de ce qui lui est contraire, la société de consommation, c’est-à-dire de sur-consommation, dont l’idéologie publicitaire est à la fois le reflet et le vecteur. Car ce qui pousse à consommer, ce n’est pas simplement la somme des publicités prises isolément à un instant donné : c’est avant tout un système, système économique certes, mais aussi système essentiellement idéologique. Or, il nous sera impossible de vivre dans un autre système, - j’entends la société de frugalité, sans abandonner les conduites réflexes créées par le système actuel, c’est-à-dire les schémas mentaux et attitudes compulsives de la « bête à consommer » que la publicité a ancrés au plus profond de notre être.
Commençons donc par faire le ménage. Il s’agit d’examiner les lignes de forces idéologiques développées par la publicité. Grosso modo, on peut dégager sept traits fondamentaux :
Celle-ci ne cesse de faire croire que la consommation est sans limite, et que son essor est la preuve même que nous ne cessons de progresser :
C’est le cas particulier de la sexualisation des produits, qui sert à les naturaliser comme « désirables ». Elle pose le dangereux axiome selon lequel tout « besoin » est un droit. Cette exacerbation du besoin et de la libido consommatrice aboutit à deux impasses :
Pour relancer l’envie individuelle, rien de tel que d’éveiller le désir mimétique. D’où ces innombrables slogans clamant que tous les êtres normaux font comme cela. Vous êtes donc asocial et archaïque si vous ne vous soumettez pas à la loi du grand nombre. Chacun oublie combien cette libération apparente cache de servitudes aux puissances de l’Industrie, de la Technique et de la marchandisation.
La publicité célèbre le produit. Et comme le produit apporte tout, rien ne peut être obtenu sans lui…
Quel bonheur ? Celui d’un plaisir sans fin comme on parle de vis sans fin : un plaisir de l’instant, un plaisir donc émietté et répétitif. Mais voilà : comme l’instant chasse l’instant, il faut que le produit chasse le produit.
Les publicités font de la « pulsion consommatrice » l’unique forme de relation que va tisser l’enfant-consommateur avec les réalités qui l’entourent. À trois ans, on consomme le produit comme un monde, à trente ans on consomme le monde comme un produit sur le mode de la gloutonnerie des yeux, de la boulimie de rythmes, dans une sorte d’ingestion infinie des choses et des êtres. Cette pulsion consommatrice, instinctuelle, compulsive, viscérale réclame sa dose à toute heure.
Si l’on se demande ce qui freine encore cette rage consommatrice, individuelle et collective, la réponse est simple : ce sont les Valeurs, les grandes valeurs humanistes, elles aussi personnelles et collectives. Dans ce qu’elles ont de meilleur, les valeurs humaines tendent toutes à la mesure des choses, à la conscience de soi, à la maîtrise des pulsions, à l’équilibre corps-esprit, à l’engagement civique, au sens de l’ensemble, au respect de la nature et de l’humanité, à la solidarité et au partage. Effectivement, rien de cela ne porte aux futilités de la consommation. Pour éliminer ces redoutables freins, la rhétorique publicitaire use alors de trois moyens :
Elle consiste, en associant tel ou tel produit à telle ou telle valeur, à faire croire qu’il suffit de consommer le produit pour s’inscrire dans l’ordre des valeurs : la convivialité, le rêve, la démocratie, la liberté, etc. Or, donner à consommer les « valeurs », c’est le meilleur moyen de dispenser de les vivre, en les réduisant à de simples « signes ». La valorisation des produits est toujours une dévalorisation des valeurs.
la publicité détourne les valeurs en leur faisant cautionner ce qui leur est précisément contraire. Ainsi, elle se sert de la nature pour vanter un produit de l’industrie. Elle recourt à un précepte caritatif pour justifier une conduite égocentrique. Elle mobilise le mythe révolutionnaire pour célébrer un investissement financier, etc.
La plupart des vertus jugées anciennes sont discréditées à travers la valorisation du tout nouveau, de l’hédonisme sans entraves, de la permissivité obligée, etc.
Si donc l’on veut définir les quelques principes qui devraient régir une société de frugalité, la première démarche est sans doute d’inverser les traits idéologiques de la société de consommation dont je viens de faire le tableau, au risque d’apparaître joyeusement archaïque. Voici ce que cela pourrait donner, point par point.
L’homme a besoin d’enracinement. Il est toujours progressiste d’être en retard dans la mauvaise voie ! Voilà ce qu’implique l’idée de décroissance tempérée, ou si l’on préfère, l’objectif d’une aisance partagée (car la frugalité n’est pas la pénurie). Dans toutes nos activités quotidiennes, la bonne règle est de ne jamais changer que ce qui a vraiment besoin de l’être, donc de conserver tout ce qui est « vieux » et qui fonctionne encore. Haïssons la mode du jetable, si nous ne voulons pas être un jour jetés à notre tour. Rappelons-nous Montesquieu : le mieux est le plus souvent l’ennemi du bien.
Le premier principe est toujours de se demander quels sont réellement mes besoins, quels sont mes désirs, et d’analyser la façon dont le monde moderne trompe mes vrais désirs en les maquillant en faux besoins. Car le désir profond, c’est celui qui sait attendre.
Nos besoins ou désirs sont souvent contradictoires : on ne peut à la fois désirer faire, et faire faire ; être soi, et être comme tout le monde ; profiter de la consommation à bas prix, et fustiger les salaires dérisoires des exploités du tiers monde.
Retrouver le désir dans la conscience de ses limites, - c’est cela même, la frugalité -, cela demande d’avoir perpétuellement à l’esprit ce que coûte d’effort et de peines la satisfaction du moindre de mes besoins, et à plus forte raison du moindre de mes désirs, sachant que l’humanité existe autour de moi (et en moi), et que je dois refuser tout ce qui, pour mon plaisir même le plus licite, contribue à l’injustice ou au malheur d’autrui.
Face à ce qui nous détruit, il est positif de négativer. Résister aux mimétismes collectifs. Bien entendu, cette attitude morale exige de l’énergie morale . Si l’on est montré du doigt, il faut se rappeler combien c’est la peur d’être anormal qui inspire aux terroristes de la modernité l’injure suprême : vous menez un combat d’arrière garde ! Paradoxalement ce combat se trouve être… un combat d’avenir. Car, lorsqu’une armée est engagée dans une impasse, il faut bien que, tôt ou tard, elle fasse demi-tour, et alors, l’arrière-garde se trouve aux avant-postes !
Re-politiser l’acte de consommer. Un produit n’est jamais une fin en soi, il n’est jamais qu’un moyen, une forme substantielle de service rendu, par des hommes à d’autres hommes. Il n’y a donc pas à le célébrer en tant que tel, encore moins à en rêver ou à y enfermer sa vie. Chaque fois qu’on le peut, préférons la solution naturelle qui dépend de nous à la solution-produit qui nous asservit. De même, quand nous sommes amenés à « consommer », rappelons-nous que l’acte de consommer n’est jamais isolé, ne se limite pas à lui-même, il implique toute une chaîne de relations humaines, socio-politiques autant qu’économiques, il peut aider certains à vivre comme il peut détruire des communautés entières. Ré-humaniser le produit, c’est aussi faire prendre conscience - en aval - de ce que peuvent avoir comme conséquences redoutables les sous-produits du produit . Respecter les produits simplement comme fruit du travail humain ou matière première offerte par la nature. Récupèrer ce qui peut l’être, conserver ce qui peut encore servir, réparer et repriser.
« Oser la sagesse » nous dit Horace (père du « Carpe diem »). Jouer l’intériorité contre l’exhibition. Refuser la fausse convivialité des ruées consommatrices. Savoir que ce que l’on fait lentement de ses mains est le plus souvent préférable à ce que l’on achète compulsivement. Se déconditionner de l’impatience du « tout tout de suite » qui aboutit toujours à instrumentaliser les autres. Savoir vivre avec des problèmes non résolus. Réapprendre la gratuité des échanges. Être sceptique devant toute promesse de bonheur qui puisse venir d’autre chose que du Sens. Accepter enfin les manques inévitables sans les vivre comme des frustrations intolérables !
C’est le plus difficile. Si l’on ne peut pas se déconditionner du jour au lendemain, au moins :
Fondamentalement, c’est à une reconquête du temps personnel que nous sommes confrontés. Un temps qualitatif. Un temps qui cultive la lenteur et la contemplation.
Savoir être inutile, pour rester disponible à tout ce qui n’est pas utilitaire. Et ainsi, retrouver l’art de « cueillir le temps présent » (Carpe diem) en l’ouvrant à toutes les dimensions (personnelles, collectives, esthétiques, spirituelles) d’une existence humaine, et non sur le mode tragique de la dévoration suicidaire.
Ce sont globalement :
EXTRAITS D'UN ARTICLE DE FRANÇOIS BRUNE À LIRE DANS SON INTÉGRALITÉ SUR LE SITE CASSEURS DE PUB