Les propositions allant dans le sens d’une démocratisation de l’économie se sont, pour l’essentiel, inscrites dans une perspective social-démocrate. Il s’agissait de redistribuer des revenus générés par les structures actuelles de production et de propriété ; ceci supposait l’intervention de l’État au niveau macroéconomique, pour une répartition plus équitable que celle établie par le marché libre. L’objectif était de parvenir à un « capitalisme démocratique » sans nécessairement modifier les formes micro et méso-économiques. Mais ce mode d’intervention ne suffit plus aujourd’hui.
Nous ne pouvons pas savoir exactement où va déboucher le processus chaotique causé par la globalisation du capital. Ce que nous savons, par contre, c’est que le maintien d’une citoyenneté effective rend indispensable la construction d’un autre système économique se substituant à l’actuel. Pendant la transition, on peut parler d’une « économie plurielle »
La définition de cette économie plurielle devrait inclure des débats importants concernant, entre autres : le rôle de l’État, les formes de propriété et d’appropriation, le rôle et le contrôle de l’argent, le degré de marchandisation du travail et de la nature, ainsi que les valeurs morales revendiquées comme constitutives de la nouvelle économie. Il est difficile de savoir si cette autre économie se présente comme une utopie ou comme une proposition d’économie réalisable. Ce qui est certain, c’est que ses institutions ne sont pas prédéterminées.
Ce texte prend appui sur l’ensemble des expériences sud-américaines et sur des politiques publiques novatrices pour proposer une réflexion plus large et plus prospective sur la redéfinition des relations aujourd’hui prédominantes entre économie et société, par la limitation du marché, la mise en œuvre du principe de redistribution, la promotion de formes économiques associées à d’autres valeurs et à une autre qualité de liens sociaux. Les pratiques créées sont donc par nature politiques, elles entrent nécessairement en relation avec « le politique et la pratique politique ». Toutes, en effet, se heurtent au projet de reproduction du capitalisme, elles doivent se confronter à la négociation ou tout du moins dialoguer avec ses agents.
Le système-monde capitaliste global impose une individuation qui fragmente et rend extrêmement difficile la construction d’un sujet collectif ( « nous ») pour penser et élaborer une société qui incorpore d’autres formes d’individuation.
Il va être décisif de nous convaincre et de convaincre les autres qu’il existe des formes meilleures, observables ou plausibles, d’organisation micro et méso-économiques. Nous devrons aussi nous convaincre et démontrer que ces formes doivent se constituer en un système organique pour être viables sur les plans social, économique et politique. Nous n’atteindrons pas ce but sans coopérer, nous associer, débattre et réfléchir de façon démocratique, ensemble.
Le processus de changement en cours vise la construction d’une économie sociale et solidaire, sur la base du développement et de l’articulation d’organisations économiques dont les relations de production ne sont pas capitalistes. Ce secteur, dans une économie mixte, coexisterait avec et lutterait contre les logiques et les organisations du capital et de l’État. Il aurait pour sens la production non seulement des biens et des services mais aussi d’une autre société, non duelle, non polarisée, non fragmentée. À partir des expériences en cours, nous pouvons distinguer trois stratégies :
Le « dépassement » du système culturel capitaliste entraîne non seulement la critique théorique et pratique des relations d’exploitation capitaliste mais aussi du patriarcat et d’autres formes d’exploitation. Elle prétend établir une relation de contradiction et de conflit permanent avec l’économie du capital et de l’État. Ceci signifie non seulement se différencier et se dissocier mais aussi se proposer comme forme supérieure aux pratiques du capital. Elle génère une discussion sur le sens des critères des pratiques aux niveaux micro et méso-socio-économiques, dans une lutte où économie, politique et culture sont fortement imbriquées.
Ces variantes élaborent des actions pour une économie sociale et solidaire axée sur des formes d’organisation du travail associé.
L’absence du politique comme thématique centrale constitue, à notre sens, une faiblesse du mouvement naissant en faveur d’une autre économie. Si l’on ne centre pas la réflexion autour du politique et du pouvoir dans les pratiques de construction d’un secteur d’économie sociale et solidaire, il sera plus difficile de sortir de la fréquente superposition d’une négation idéologique du système marchand capitaliste et d’une infiltration effective de la logique marchande capitaliste par le biais de concepts et de méthodologies apparemment instrumentales et neutres (comment commercialiser ? comment gérer le microcrédit ? comment mesurer l’efficience ? comment parvenir à la viabilité ? etc.).
Pour avoir une efficacité politique – c’est-à-dire pour être apte à générer des transformations conformes aux valeurs de justice, de liberté, d’égalité, de fraternité –, la remise en question de la société capitaliste doit se faire à partir de la critique des résultats qu’elle produit.
Un premier accord consisterait à reconnaître que le capitalisme fait preuve d’une extraordinaire capacité à se reproduire : il exploite et en même temps séduit les masses qui adoptent ses théories, valeurs et produits de consommation, et il sait également grandement s’inspirer de la production de la culture et de l’économie populaires tout en leur donnant un nouveau sens. En corollaire, il est fondamental de comprendre, d’analyser et d’expliquer ce système de reproduction du pouvoir et de ses bases matérielles.
Il ne suffit pas de politiser les problèmes sociaux ou économiques à l’intérieur du système politique en vigueur ; il s’agit de s’assurer que ce dernier fasse l’objet de réflexions. Et d’ouvrir un espace à la remise en question et à la possibilité d’une substitution ou de réformes importantes
Un autre point d’entente significatif concernerait ceux qui proposent de construire une autre économie. Ils doivent rester vigilants pour ne pas se convertir en une nouvelle élite de techniciens, intellectuels ou responsables sociaux chargés d’apporter un futur meilleur pour tous. On peut et on doit prendre des initiatives et faire des propositions à partir de pensées théoriques ou d’expériences pratiques, mais de façon responsable, en évitant un comportement autant avant-gardiste que populiste.
Compléter la prise de conscience et la protestation par des propositions et des actions destinées à s’inscrire dans l’économie et à avancer dans l’auto-organisation de formes de production centrées sur le travail constituera un grand pas en avant. Cette avancée restera pourtant incomplète, si on n’incorpore pas la lutte politico-culturelle et la lutte pour une autre politique, afin de dégager de façon structurelle et profonde un large espace de créativité populaire.
Les acteurs populaires sont en effet la base sociale des transformations possibles mais peuvent reproduire, avec leurs pratiques de survie, les conditions de leur subordination.
Quel est le point de départ sociopolitique ? Les sociétés périphériques fragmentées se retrouvent dans l’anomie ou dans une incertitude systémique. Les points de vue des classes dirigeantes diffèrent sur les marges d’action souhaitables. Pourtant celles-ci ont toutes assumé la « naturalisation de la pauvreté », structurelle ou due à un appauvrissement récent, dans des pays comme le Brésil ou l’Argentine. Elles ont également assumé la tendance à l’individualisme et à l’intronisation du marché « libre », la référence à cet égard étant le Chili.
En Amérique latine, la gestion des programmes sociaux compensatoires consiste en des actions ciblées de la part des gouvernements, des organisations non gouvernementales (ONG) ou des assistés eux-mêmes. Ceci renforce la ségrégation territoriale en zones (essentiellement urbaines) ou régions de concentration de la pauvreté.
Le discours politique prédominant en Amérique latine contribue à justifier cet état de fait. Le « réalisme » selon lequel il n’y a rien d’autre à faire devient le paradigme commun. Nous devons démontrer que la notion de rareté des ressources comme résultat d’un sous-développement immanent à nos sociétés est une construction politique. Il est impératif de se détourner du thème de la pauvreté pour se tourner vers celui de l’inégalité.
Les agents publics non étatiques, et prétendument apolitiques comme les ONG ont pour tâches, entre autres : de contribuer au développement de nouveaux pouvoirs, de reposer la question de l’appréciation des besoins et de « dénaturaliser » l’économie. Ils doivent aussi rendre plausible le sens de la politique, qui n’est pas de gérer la reproduction du monde que nous avons, mais de le changer dans un sens progressiste. Il semblerait que, au moins dans cette région du monde, cela ne soit possible qu’avec un État démocratisé, des acteurs sociaux et des acteurs expressément politiques comme agents de transformation structurelle.
Même dans les démocraties formelles et imparfaites comme les nôtres, l’urgence sociale oblige l’État et le secteur public à rendre massives les politiques d’assistance. Pourtant, l’ampleur des besoins fondamentaux non reconnus par le marché capitaliste est telle qu’il est impossible de maintenir le régime d’accumulation en vigueur et d’opérer en même temps une redistribution massive. Les acteurs politiques sont donc sensibilisés à la possibilité que les travailleurs exclus autogèrent leurs propres initiatives productives. On leur donne la responsabilité d’organiser leur réinsertion sociale à l’aide de ressources initialement allouées, dans le but qu’ils deviennent finalement entrepreneurs autonomes grâce à leurs propres résultats sur le marché.
Ce projet implique également une transition de l’État. Des politiques publiques, on exige de l’exactitude et de la cohérence ainsi que le dépassement des sectorisations et de la fragmentation des programmes et interventions. Néanmoins, même si le « cerveau » de l’État projette une politique cohérente, pendant une bonne partie de la transition le « corps » de ce même État continuera à être en déséquilibre. L
La lutte pour la prise de conscience des agents qui exécutent les politiques publiques est alors un autre défi politique. Il n’est en réalité pas si grave, dans ce présent si dramatique et incertain, que les politiques de l’État soient ambiguës et instables. En effet, la contradiction entre les discours (plus progressistes et pluriels) et les pratiques (plus manipulatrices et sectaires) ouvre dans les bases de la société un espace de légalité pour des actions de création et d’innovation, avec les ressources et les marges habilitées par l’État et en contact direct avec les présumés récepteurs passifs.
Dans l’immédiat, nous proposons de réfléchir à des politiques socio-économiques. Ces politiques doivent dépasser la classique division entre l’économique (supposé intouchable) et le social (supposé appartenir au domaine de la volonté politique). Elles doivent aussi dépasser la séparation entre les sphères de la production et de la reproduction. C’est au centre de ces politiques que l’on pourra impulser la régénération de l’économie, avec trois moments différenciés sur le plan analytique mais historiquement concomitants :
Effectivement, il est nécessaire et possible de développer d’autres formes d’organisation de l’activité économique. Ceci à partir d’organisations économiques articulées en sous-systèmes régionaux ou réseaux qui rétablissent l’unité vertueuse entre production et reproduction, aujourd’hui séparées. C’est dans ce but que les agents promoteurs d’autres formes d’économie doivent en même temps coexister et créer des liens au quotidien sur le territoire, en rivalisant ou en coopérant avec les agents de la politique clientéliste.
En général, devant la profondeur et la durée de la crise sociale, nos systèmes politiques n’appliquent pas de mesures ni de décrets particuliers susceptibles de panser les blessures de la fracture sociale ou changer profondément les structures de production ou de reproduction. Les politiques sociales sont pauvres en ressources : pour innover elles doivent recourir à des crédits de la Banque mondiale. Elles sont également pauvres en conceptions : ceci est dû dans une bonne mesure aux conseils irrationnels de cette même Banque, qui apporte peu et incite toute la politique à se focaliser sur les pauvres et à se décentraliser sans générer d’autonomie. C’est également dû au fait qu’elles sont produites au sein d’une idéologie où les motivations du travailleur s’accordent davantage avec l’esprit de gain individuel qu’avec la volonté d’une meilleure qualité de vie pour lui et pour les groupes de base auxquels il appartient.
Construire une autre économie, d’autres marchés, d’autres systèmes et formes de reproduction, c’est aussi construire une autre société, une autre culture et une autre subjectivité. Le rôle de la politique ne se résume donc pas à planifier et gérer de bonnes politiques sociales. Son rôle est de lutter pour transformer l’économie et la société en construisant un nouveau pouvoir social.
La politique dont nous avons besoin doit correspondre à une sphère publique non dominée par les moyens de communication marchandisés et dans laquelle puissent s’élaborer des sens collectifs, où l’on puisse générer et soutenir un sentiment national, latino-américain et global d’une autre société et, donc, d’une autre économie. Nous avons besoin d’une politique démocratique qui redistribue des ressources pour l’amélioration de la qualité de vie de tous, et qui ouvre en même temps le champ de possibilités d’actions sociales et économiques autonomes de sujets collectifs autonomes.
La tâche de la politique démocratique est d’articuler la multiplicité de mouvements et groupements sociaux. Elle doit aspirer à inclure tous les citoyens dans un complexe social hétérogène et donner de la substance à cette citoyenneté, en respectant une diversité culturelle et en cantonnant l’inégalité économique à un niveau supportable. Cela signifie faciliter ou créer des contextes favorables pour que les divers groupes sociaux puissent affronter ce qu’ils considèrent comme leurs problèmes prioritaires. Ces groupes doivent aussi pouvoir se mettre en concurrence sur le mode coopératif. Tout cela est clairement lié au programme politique de construction d’une autre économie en passant par la transition de consolidation d’un secteur d’économie sociale et solidaire. Ce programme doit avoir comme base sociale tous les travailleurs, et pas uniquement les pauvres.
Socialement, le projet d’une autre économie doit tenter d’inclure tous les travailleurs, avec ou sans emploi. Pour constituer une proposition politique démocratique, il doit aussi inclure les classes moyennes, les entrepreneurs nationaux et les identités très diverses qui constituent la société moderne.
Cela signifie que nous ne pensons pas la classe ouvrière comme sujet transformateur. Que les syndicats s’opposent au capital (ou, par extension, à l’État) en ce qui concerne les salaires, la durée ou les réglementations du travail est nécessaire. Cependant, cette action reste à l’intérieur du système capitaliste. Il en ira autrement si l’on propose d’autres projets civilisateurs susceptibles de traverser toute la société.
Actuellement, les partis politiques ont cessé d’être le reflet des positions sociales structurelles et représentent différentes classes sociales, ethnies, confessions religieuses, etc. Cependant, ils demeurent imprégnés de la logique du système politique qui les constitue. Ils manquent donc de projet. Ils se contentent d’équilibres momentanés, centrés sur la conservation du pouvoir étatique ou sur l’accès à ce même pouvoir, et dépourvus d’une stratégie de sens. Ces partis additionnent mais n’articulent pas.
L’idée de la nécessité de transformations structurelles préoccupe les acteurs politiques. Elle inquiète aussi les personnes qui ont été dépossédées des droits élémentaires du citoyen moderne. Cela vient du fait que nous avons déjà expérimenté des transformations structurelles vertigineuses dramatiquement préjudiciables aux intérêts des majorités. Pendant trois décennies, la population a été soumise à des privations croissantes et a subi une perte continue de qualité de vie. Elle a perdu l’estime de soi et la capacité à exercer des droits anciennement conquis, et a vu croître l’impunité des puissants.
Cette situation a généré une culture de « l’impossibilisme ». En construisant de façon consciente d’autres formes économiques non marginales, nous montrons qu’il y a un contre-pouvoir populaire, d’autres façons de produire et de donner forme au désir. Nous montrons aussi que « l’économie » est également une construction de méga-acteurs cachés par l’opacité du marché et de la politique.
Il est fondamental de garantir que le temps des changements ne fera pas violence aux temps de reproduction de la vie. Il ne portera pas atteinte à l’intégrité des personnes et des groupes. Il signifiera le développement en son temps de leurs capacités et, de fait, leur intégration dans une société meilleure
Il faut anticiper tout cela de façon théorique et le démontrer de manière crédible avec de nombreux exemples concrets.
Pour qu’un projet sociétal soit légitime et efficace, tous les travailleurs doivent expérimenter le fait qu’ils forment les acteurs constitutifs de sa concrétisation. C’est en ce sens qu’est fondamentale la participation effective, y compris des fonctionnaires de l’État. Ceux-ci peuvent en effet faciliter une direction politique qui réforme la relation État-Société.
L’économie est le système institutionnel que se donne une société (et, par conséquent, historiquement changeant) pour définir, générer, mobiliser, organiser et distribuer des ressources avec l’objectif commun de trouver une solution transgénérationnelle, et chaque fois meilleure, aux besoins légitimes de tous les citoyens. Le néolibéralisme a réaffirmé, avec une prétention d’universalité, que tout est ressource (y compris les êtres humains et leurs différences culturelles, tant qu’ils peuvent constituer des éléments permettant de générer du profit). Dans cette conception, le type idéal de société est celui dans lequel toute activité humaine est organisée en fonction de l’interaction d’initiatives particulières orientées vers l’obtention d’avantages ( « intérêt économique »).
Les défenseurs d’une autre économie connaissent les conséquences de cette politique. Toutefois, l’hégémonie s’alimente du fait que la compréhension critique des causalités et des responsabilités n’est pas partagée par tous les citoyens concernés par la pauvreté massive. Elle se nourrit aussi de l’insuffisance des conduites individuelles, réactives et adaptatives des groupes populaires. Cette déficience semble avaliser le fait que seule la classe dirigeante peut se confronter aux problèmes complexes de la société, et qu’il suffit d’injecter un peu de justice sociale dans ses modèles de société viable. C’est donc une tâche politique de construire les conditions subjectives pour que puissent émerger, être écoutées et débattues des propositions d’action collective porteuses d’un autre sens. Et pour que puissent aussi se penser et s’articuler les temps du changement.
Comme nous l’avons déjà dit, garantir la subsistance de tous est une tâche prioritaire. Cela inclut évidemment d’en terminer avec la faim, mais aussi d’activer sur le mode autonome les capacités de travail que le marché actuel ne considère déjà plus comme des ressources. Ce but peut être atteint formellement à court terme, avec une politique étatique de redistribution des ressources par le biais des instances publiques : redistribution d’aliments, de matériaux de construction pour les habitats, de revenus, de crédits, de terre, d’instruments de production, de connaissances, etc. Peuvent alors apparaître, entre l’intérêt des acteurs politiques et celui des groupes économiques et idéologiques, des brèches permettant de définir des politiques publiques. Toutefois, même si l’État assume une politique novatrice, il n’est pas certain qu’il puisse la mettre en œuvre sans un degré élevé de décentralisation d’acteurs et d’organisations sociales. Ces acteurs doivent être hors de portée tant des structures d’accumulation directe de pouvoir politique que de la logique corporatiste et ankylosée du fonctionnariat public, composé d’employés précaires de gouvernements périphériques dépourvus de projets stimulants.
Il faut également obtenir que l’État convoque la société ou que la société s’auto-convoque. Le but est de générer des espaces publics où le système de besoins, leur légitimation et les conditions de leur satisfaction soient discutés en connaissance de cause et avec authenticité. Nous avons besoin d’un espace moral où, entre autres choses, disparaîtrait la culture de stigmatisation à l’égard des exclus et où le questionnement central serait : dans quelle société voulons nous vivre ?
Ces deux tâches doivent aller de pair. La démocratisation n’est pas issue de l’indifférence ou du refus stigmatisant des « intégrés ». Il ne faut pas se contenter d’une redistribution des ressources : crédit, terre et espace public, connaissance, pouvoir d’achat, etc. Laissée entre les mains du système politique, cette redistribution peut être une forme d’assistancialisme au même titre que la distribution de nourriture ou de médicaments.
Une troisième tâche concerne la prise en compte dans l’agenda public de l’idée qu’une autre société est possible et souhaitable. Ceci rend également nécessaire une production théorique et une lutte pour les concepts scientifiques et les visions du monde que partagent les instances dirigeantes. La mobilisation de volontés pour une autre économie sera facilitée si nous pouvons compter sur :
La société de marché est individualiste sur le plan utopique mais corporatiste dans la pratique. Divers groupes d’individus avec des caractéristiques homogènes trouvent la force de s’unir pour agir, revendiquer et négocier ensemble. Ceci vaut particulièrement face à ou à partir de l’État considéré davantage comme pourvoyeur de ressources que comme représentant du bien commun. Ce système politico-corporatiste tend à absorber ou à refuser les tentatives de mouvements sociaux effectivement indépendants des partis.
Le cycle répétitif « protestation-pression-réponse partielle de l’État » ne nous fait pas sortir des structures que reproduisent les positions sociales et les mouvements corporatistes.
Ainsi, même les propositions d’une assurance-chômage destinée aux familles ou d’un revenu de citoyenneté, qui se veulent les restitutions d’une culture des droits sociaux, sont incomplètes. Elles distribuent des résultats et ne défient pas le système hégémonique ni le contrôle de la production. Malgré son importance, qui justifie le fait de la défendre, la simple redistribution des revenus monétaires est éphémère si elle n’est pas accompagnée du contrôle social croissant des bases de la production, de la reproduction et des formes individuelles de consommation. Pour l’instant, du point de vue de la citoyenneté, une « allocation » monétaire ne restitue qu’une partie des droits sociaux, définis par la possession de biens de consommation déterminés.
Cela signifie qu’il ne faut pas se limiter à promouvoir des organisations économiques populaires dans les quartiers en continuant à laisser entre les mains d’ « experts » la définition de la politique fiscale, du salaire et des prix relatifs, du paiement de la dette, des écosystèmes agraires et, surtout du système des besoins (légitimes ou pas). L’objectif à moyen terme est de générer une économie mixte de transition. Il faut avancer au sein de trois sphères : la sphère publique, la sphère d’économie autogérée par les travailleurs et celle des entreprises capitalistes régulées par les pouvoirs des travailleurs, des mouvements sociaux et de l’État. Doivent aussi prédominer l’économie centrée sur le travail, et non sur le capital, ainsi qu’une logique d’amélioration des conditions de reproduction de la vie de tous.
Dans la lutte culturelle, le plus difficile est d’acquérir la capacité à considérer les désirs et la satisfaction des besoins comme des constructions sociales, et par conséquent politiques, et non comme un état naturel et universel. En ce sens, transmettre la proposition d’une autre économie ne peut pas simplement consister en l’attaque de la consommation irresponsable de ressources non renouvelables, ou en un bon « marketing social » des produits de l’économie solidaire. Il faut traiter les questions complexes de la production, de la légitimation et de la priorité des besoins de tous et de chacun. Il faut aussi réfléchir aux systèmes de gestion possibles de ces besoins, dans le respect d’une diversité qui ne fragmente pas le tout social.
Les fondements stables de la proposition d’une autre économie sont :
Une de ses principales tâches est de dépasser sa propre contradiction interne : avoir été colonisé par le sens commun du néolibéralisme et la « naturalisation » de l’économie.
Le sujet politique conscient de ces propositions émergera une fois que sera avancé le processus de transformation de l’économie. Il ne peut pas être posé comme pré-condition du changement. Au début, pendant la transition, nous devons construire une économie en découvrant ou en redirigeant des ressources qui ont été trop négligées. Nous devons aussi activer une politique démocratique pour permettre l’émergence d’un autre type d’acteurs et d’organisations politiques en donnant un nouveau sens à leur fonction dans la société.
Pour cela, il faut être responsable et ambitieux à la fois. Des propositions limitées à des améliorations marginales sont efficaces, mais insuffisantes. La transition et ses incertitudes impliquent que soit refermée la brèche entre les expériences de survie et le fait de se penser comme acteurs d’une société plus juste. Cela demande une idéologie politique plurielle mais unificatrice, une anticipation d’un autre futur et d’un autre monde global possibles. Cependant la construction au niveau local est fondamentale pour déboucher sur la vision d’une autre économie possible.
Nous devons dépasser la grande difficulté suivante : penser comme futur crédible, plausible, un monde de producteurs autonomes, gouvernés démocratiquement et non subordonnés à la logique du capital et de l’accumulation sans limites. Ce qui peut aider à la plausibilité de ce futur est que nous ne rêvions pas de ce monde comme d’un monde sans marché et sans argent. Ce ne saurait être non plus un monde sans État. En effet, nous avons besoin d’un État, différent, fondé sur d’autres bases.
Quant au sujet historique, il faudrait le penser comme un mouvement idéologiquement pluriel qui transcende les classes, avec un projet de civilisation non capitaliste. En aucune manière, nous ne devons espérer que les pauvres d’aujourd’hui soient, en tant que pauvres, la principale force sociale de ce sujet en lutte. Au contraire, nous devrions espérer que la politique arrive à unir les volontés et les capacités de tous. Il s’agit que les travailleurs disputent au capital la capacité de contrôler la production et les conditions de sa reproduction. Éviter la subordination à la logique du capital n’est possible qu’avec l’élaboration d’une autre politique.