Dans le « monde d’après », les débats sur le numérique se crispent autour de certaines innovations technologiques. Plus que toutes les autres, la 5G est perçue comme une menace pour l’environnement mais aussi pour notre intelligence.
Si nous sommes nombreux à ne pas savoir comment les fondations du monde d’après seront jetées, certaines surprises préfigurent déjà des lendemains qui changent. Comme, par exemple, le rétropédalage d’un grand patron français. Le 22 mai 2020, Martin Bouygues déconfine une pensée inattendue dans les colonnes du Figaro. Sa tribune intitulée « La 5G n’est pas une urgence pour la France » plaide pour un report de la mise en place d’une technologie dont son groupe s’était pourtant fait l’un des fers de lance. Étonnant. Entraînant aussi, puisque les autres suivront. Quelques jours plus tard, c’est un autre opérateur, SFR, qui appelle à ralentir le pas dans la course à la cinquième génération des télécommunications.
Les quatre coins du carré d’or des télécoms - SFR, Bouygues, Orange et Free - finiront tous par confier que le déploiement de la 5G n’est pas la priorité de l’État. Au sortir d’une crise sanitaire, la technologie serait même selon Bouygues « prometteuse mais loin d’être mature ». Pour eux, la France doit s’atteler à la reconstruction de son économie, et cela commence par déployer cette bonne vieille 4G dont un quart du territoire ne peut toujours pas profiter. Il s’agit donc de ralentir. Cela fait justement écho aux nombreuses résistances récentes contre la mise en place de la 5G. En janvier dernier, les associations Priartem et Agir pour l’environnement avaient déjà publié une pétition signée par plus de 80 000 personnes et déposé un recours devant le Conseil d’État. Le 25 avril, une « Journée mondiale contre la 5G » s’est tenue en ligne, en plein confinement. Et depuis mai, partout en Europe, des manifestations voire des saccages d’antennes relais dénoncent le danger de la technologie sur l’environnement ainsi que sur la santé des populations.
Pour les opposants à la 5G, il est d’abord question d’urgence écologique. Dépasser les 4G, déjà énergivore, ce serait enfoncer le clou d’une économie déraisonnée dont la surconsommation signerait l’arrêt de mort du « vivant ». Une preuve irréfutable que nos sociétés n’auraient retenu aucune leçon pendant le confinement. Pour les conspirationnistes, c’est un argument de plus qui expliquerait un lien évident entre le déploiement de la 5G et la propagation du Coronavirus. Face à la pression, le président de l’Arcep se fendra lui aussi d’une tribune sur Reporterre. « Plus la vitesse de nos communications s'accroît, plus nous avons l’impression que la technologie nous échappe, et nos vies avec. Depuis quelques mois, la 5G est devenue la cible de ces critiques », il déconfine alors à son tour une idée-surprise : le lancement d’une plateforme de travail « pour un numérique soutenable ». L’idée ? Assujettir le déploiement des réseaux à un contrôle citoyen par la mise en place de plusieurs ateliers, comme une sorte de convention citoyenne pour le numérique.
À travers les critiques contre la 5G, c’est un débat de société que l’on prépare. Al-t-on véritablement besoin de la 5G ? C’est l’une des problématiques contenues dans les conclusions de la convention citoyenne pour le climat qui réclame un moratoire sur la 5G. Un peu plus tôt, le 16 juin dernier, le maire de Bourg-en-Bresse et secrétaire national du Parti socialiste, Jean-François Debat, allumait déjà une mèche dans Libération : « Non, la 5G n’est pas un progrès indiscutable ». Dit autrement, oui, on peut arrêter le progrès. Un progrès qui créerait des besoins artificiels selon l’élu, dans le seul but de satisfaire l’appétit de l’industrie mondiale. Débat posé : « Nous avons certainement besoin de développer la télémédecine, qui serait bénéficiaire de la 5G. Pour autant, avons-nous besoin de monter le chauffage chez nous à distance, de réfrigérateurs ou de fourneaux connectés, de montres-ordinateurs à nos poignets ? ». Car qui a encore le temps d’ouvrir sa porte de frigo ou de regarder l’heure ?
La 5G, ses objets connectés et ses voitures autonomes seraient la dernière vitesse d’une économie galopante qui se consacre uniquement à nous faire céder à la plus grande faiblesse du genre humain : la fainéantise.
Un argumentaire proche du concept de « bêtise systémique », popularisé par Bernard Stiegler. D’après le philosophe français, le capitalisme s’appuie tellement sur les nouvelles technologies qu’il parvient à priver la population de toutes les formes de savoir. C’est Google Maps quand vous cherchez votre chemin, c’est la caméra de recul de votre nouvelle voiture quand vous voulez faire un créneau ou votre correcteur orthographique quand vous écrivez un texto. Pour Stiegler, en plus d’épuiser les ressources naturelles de la planète, le progrès technologique consume notre attention.
La solution ? Vieille comme le monde et aussi efficace qu’une prise de judo : utiliser le potentiel d’intelligence collective que ces nouvelles technologies recèlent pour créer un certain pouvoir de la connaissance. Cela a même un nom : la « noopolitique ». Mais avant de savoir si le monde d’après produira de la « bêtise systémique », consolons-nous avec un fait : la 5G fait déjà beaucoup réfléchir.