Les organisateurs auraient pu tout simplement formuler la question du concours ainsi : « En 2018, pourquoi philosopher? ». Ils l’ont plutôt libellé comme suit : « En 2018, pour quoi philosopher? ». Mais pourquoi — ou peut-être pour quoi — une telle formulation? Qu’avaient-ils en tête? Qu’ont-ils vu qu’il nous faudrait prendre en compte à notre tour afin de répondre précisément à cette question? Que présuppose une telle formulation? Pourquoi et pour quoi, que signifient-ils?
Selon le Précis de Grammaire française de Grévisse, nous utilisons l’adverbe interrogatif pourquoi lorsque nous cherchons une cause. Et qui dit cause dit nécessairement effet. Il serait assurément incongru de s’efforcer à trouver une cause sans avoir devant nous un effet dû à celle-ci. Pour le dire autrement, déterminer une cause c’est tenter de connaître le point de départ d’un certain effet. Or, une cause, selon le Petit Robert, est « un principe d’où une chose tire son être ». C’est donc dire qu’une cause est un point de départ à partir duquel une chose peut exister. Bref, lorsque nous employons le mot pourquoi, c’est que nous tentons de découvrir ce qui a amené une chose à exister, c’est-à-dire sa cause.
Pourquoi ce bureau existe-t-il? Si nous fions aux idées d’Aristote, en raison de quatre causes. Il existe en raison de sa cause matérielle, de sa cause formelle, de sa cause efficiente et de sa cause finale. Le pourquoi exige de découvrir une cause. Mais que commande le pour quoi comme réponse? Poser la question « Pourquoi ce bureau existe-t-il? » est-il équivalent à poser la question « Pour quoi ce bureau existe-t-il? ». Nous sentons bien que ces deux formulations sont, si notre examen est juste, substituables lorsque nous analysons un effet par rapport à la cause finale qui l’a fait advenir à l’existence. Bref, demander pour quoi c’est en un sens demander pourquoi, mais demander pourquoi n’est pas nécessairement demander pour quoi. Alors, en 2018, en vue de quoi ou dans quel but philosopher?
Demander à quoi sert la philosophie c’est demander pour quoi elle est utile. Cette remise en question revient sans cesse et aucune réponse ne semble être définitive. C’est que la question est beaucoup plus difficile qu’elle n’y paraît. Elle suppose une réflexion sur le sens même de la vie. Rien de moins.
Ce qui est utile, est utile pour quelque chose d’autre. C’est un moyen vers une fin. Celui qui demande à connaître l’utilité de la philosophie a nécessairement en tête une finalité. La question cherche donc à obtenir une explication de l’avantage que la philosophie offre pour cette finalité.
On peut justifier l’importance de la philosophie de bien des façons. Très concrètement, elle offre des outils puissants à qui la pratique. Le développement de l’esprit critique, l’organisation des idées, la capacité à défendre ses opinions, etc., sont toutes des «compétences» intéressantes tant pour un individu dans sa vie quotidienne que pour un employeur. Avec les nouvelles technologies et les problèmes complexes qui en résultent, la philosophie devient de plus en plus une discipline incontournable. Si de nombreux emplois tendent à disparaître sous l’autonomisation de la production, d’autres sont créés et exigent de l’humain beaucoup plus que ses simples capacités mécaniques.
Très souvent, celui qui cherche à connaître l’utilité de la philosophie a en tête une vision économique de la réalité. On présume alors que la valeur d’une discipline doit être évaluée par son apport à l’économie. Ce qui nous permet de gagner de l’argent est utile pour la société tout en nous offrant plus de liberté pour… autre chose. Mais l’économie ne saurait être une finalité en soi. En son sens courant l’économie n’est qu’un outil que l’humain s’est donné pour atteindre ses fins, pour simplifier certains échanges de biens et services. Si l’on réfléchit un peu sur l’utilité de l’économie, nous revenons à la même question que lorsque l’on demande l’utilité de la philosophie. Quelle est cette «autre chose» pour laquelle nous travaillons? Que voulons-nous vraiment? Quelle est la finalité de l’humain? Pour quoi, faisons-nous quoi que ce soit? Qu’elle est l’utilité de se lever le matin? À quoi sert de manger, de travailler, d’étudier? Un cynique y verra la pointe du nihilisme et la naissance d’une crise existentielle. À quoi sert de vivre?
Au contraire de toutes les autres disciplines, la philosophie affronte directement cette réflexion ultime et ose poser la grande question du sens de la vie. Pour quoi philosopher? D’abord pour savoir ce que l’on veut vraiment. Seulement une fois cela établit pourrons-nous, alors, nous questionner à savoir si la philosophie peut également nous aider à atteindre cet objectif.
(Extraits de deux articles, de Étienne Groleau et Frédéric Dulac, Professeurs de philosophie. Lire ces articles en intégralité sur le site Concours Philosopher : ICI et ICI)