De tout temps, l’homme a utilisé la médecine pour se soigner et se « réparer ». Qu’en est-il aujourd’hui, comment la technoscience – l’alliance des sciences et de la technologie modernes – permet-elle de traiter l’humain ? Et quels sont les enjeux éthiques et sociaux de ses promesses ? Deux auteurs ont fouillé ces questions : l’illustratrice Héloïse Chochois dans sa superbe BD « La Fabrique des corps » et le philosophe Vincent Billard dans son brillant essai « Eloge de ma fille bionique».
Étrangement, même si les personnes handicapées ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité, bien peu de réflexions leur ont été consacrées. La philosophie est quasiment muette sur le sujet. Le temps paraît venu de proposer une véritable pensée du handicap. Les sciences sociales l’ont entreprise, en s’opposant à la conception médicale qui considérait spontanément le handicap comme une infirmité, une chose purement négative. Les handicapés eux-mêmes nous ont appris à revenir sur cette vision simpliste, certains (en particulier les sourds) rejetant complètement le terme de handicap pour les qualifier. Il est sans doute possible aujourd’hui d’aller plus loin, en élargissant radicalement cette notion. Ne sommes-nous pas tous, au fond, valides ou invalides, des handicapés d’une certaine manière à l’égard de l’existence ?
L’homme présumé » diminué » par le handicap apparaît également, de nos jours, opposé en tous points à l’homme supposé » augmenté » dont parle ce courant de pensée contemporain, le transhumanisme. Mais cette confrontation est-elle justifiée ? N’y a-t-il pas plutôt, dans la réconciliation entre pensée du handicap et transhumanisme, une occasion nouvelle et originale de repenser la vieille question du sens de la vie ? [...]
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Vincent Billard est un philosophe singulier qui conçoit la technologie moderne à l’aune de possibilités profondément humanistes, dans le sens où il la pense capable de faire évoluer l’humain vers un au-delà de sa nature séculaire (biologique) pour le faire vivre plus longtemps et mieux (grâce au bionique), dans un monde où – délivrée de la soumission à la finitude (à court terme) – la question du sens de la vie pourrait dévoiler un pan inédit. Son essai Eloge de ma fille bionique. Philosophie du handicap, humanisme et transhumanisme est une réflexion sur le handicap qui combat les visions simplistes et une introduction au courant de pensée transhumaniste.
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L’ambition de réparer l’être humain ne date pas d’hier, [...] on trouve même des traces de trépanation sur les crânes humains remontant à la Préhistoire. Le transhumanisme n’est donc qu’un prolongement, par des moyens inimaginables autrefois, de cette volonté de réparer l’être humain, sans se limiter d’ailleurs pour sa part au corps, mais en essayant de tout « réparer » (par exemple le fait que notre vie est très limitée en durée, que notre intelligence et notre connaissance sont étroites, etc). [...] Si cette ambition de réparer l’homme est fort ancienne, elle ne peut pleinement se réaliser qu’avec des technologies extrêmement pointues. Avec les techniques du Moyen-âge et de la Renaissance, une amputation ne pouvait que très difficilement bien se terminer… Cela donne à réfléchir.
Certains de nos contemporains sont séduits, aujourd’hui, par une idéologie nouvelle qui est en quelque sorte l’exacte opposée du transhumanisme et qu’on appelle la « décroissance » (abandonner le progrès, revenir à des modes de vie beaucoup plus simples voire frugaux). Tout cela est bien beau et certaines choses sont effectivement « décroissables » (on peut faire son pain soi-même par exemple, ça prend juste plus de temps, surtout si on cultive soi-même son blé!), mais que deviendrait la médecine dans une société décroissante?
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Le transhumanisme implique trois choses fondamentales :
[...] Le transhumanisme est le terme qui a été trouvé pour désigner la lutte radicale de l’être humain contre tout ce qui handicape sa nature (la brièveté de notre vie, notre manque d’intelligence et nos pouvoirs limités, etc).
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Il y a trois critiques fondamentales :
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Il paraît irrationnel aussi bien de condamner totalement ce mouvement sans y avoir vraiment réfléchi que de penser que tout cela ne créera aucun problème. Chacun est donc invité à y penser dès maintenant car ce sera sans doute un des sujets primordiaux des décennies à venir.
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Le transhumanisme consiste à vouloir toujours moins de souffrance, moins de bêtise, moins de projets inaboutis du fait de la brièveté de notre vie…
Le transhumanisme est moins une lutte pour dépasser les capacités de l’homme ordinaire « normal » qu’une lutte universelle contre tous les handicaps fondamentaux liés à notre nature d’être humain (car nous sommes tous au fond handicapés). Or, cette lutte que nous menons contre les handicaps « mineurs » (la surdité par exemple, dont ma fille est atteinte, ou la cécité ou la paralysie), pourquoi ne la mènerions-nous pas contre les handicaps « majeurs » que nous partageons tous (une vie trop brève, trop parsemée de souffrances, d’ignorance, d’actions immorales, etc)? Être bioconservateur, c’est refuser de changer cela au motif qu’il ne faudrait surtout pas toucher à la nature humaine, qui serait en quelque sorte « sacrée ». Mais dans la mesure où cette nature est liée à la souffrance, je ne trouve pas légitime de considérer qu’il ne faut rien changer, tout ce qui diminue cette souffrance tout en nous rendant moins bêtes et moins ignorants me paraît envisageable.
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Il ne s’agit pas par exemple de vivre plus vieux juste pour vivre plus vieux mais parce que la disparition des proches en premier lieu et ensuite de soi-même est une souffrance. Si vous aviez la possibilité de faire vivre vos parents par exemple cent ans de plus et que eux le désirent, où serait le mal? De même pour vos enfants. Plus nous vivrons longtemps plus nous aurons l’opportunité de développer notre intelligence, notre savoir et notre moralité et de continuer à chérir les êtres que nous aimons. Si la technologie ne sert pas à nous rendre le monde plus vivable, la vie plus supportable, quel est son intérêt?
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Pour le transhumanisme, la finitude n’est pas indépassable, c’est en cela qu’il s’agit effectivement d’un extraordinaire message d’optimisme. La grande majorité des hommes finissent souvent par se persuader que la mort est tout compte fait une bonne chose, car ils savent qu’ils n’ont pas le choix d’y échapper. Mais si l’on espère un jour vivre 100 ans de plus ou mille ans voire, soyons fous, des millénaires, alors le caractère positif de devoir mourir, au bout en moyenne de 70-80 ans, paraît beaucoup moins évident. Je propose pour ma part de ne plus parler de finitude mais de handicap universel, car cette notion de handicap implique l’idée qu’il s’agit d’une chose que l’on ne doit pas accepter sans discussion, contre quoi on doit lutter et à l’égard de quoi la lutte doit être collective pour qu’elle profite à tous.
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Jankélévitch disait en parlant de lui, de son ipséité et pour désigner en même temps tous les êtres humains : « Je suis une vérité éternelle qui va mourir. » Il voulait dire par là : je suis un être unique (comme tous les êtres humains sont uniques, c’est leur ipséité) et rien ne pourra effacer le fait que je suis apparu un jour dans le monde, le fait que j’ai vécu et il est vrai aussi, de toute éternité, qu’un jour je vais mourir. Je dirais juste que le transhumanisme ajoute ce « petit » détail, l’espoir fou qu’un jour des êtres humains puissent dire : « Je suis une vérité éternelle qui ne va pas mourir ».
LIRE LES TROIS ARTICLE DANS LEUR INTÉGRALITÉ, DONT SONT TIRÉS CES EXTRAITS SUR POUR L’INSTANT (PARTIE 1 & PARTIE 2) ET TRANSHUMANISME ET INTELLIGENCE ARTIFICIELLE.
LE LIVRE DONT IL EST QUESTION EST ÉLOGE DE MA FILLE BIONIQUE PAR VINCENT BILLARD.
EN LIEN AVEC LA CONFÉRENCE/ÉCHANGE AVEC L'ASSOCIATION ADEPO (ASSOCIATION DE DÉFENSE DES POLYHANDICAPÉS) SUR LE HANDICAP ET LE TRANSHUMANISME