Le penchant des humains à vivre en société remonte-t-il aux racines de notre humanité ?
Mais si les humains se transforment avec et en transformant la société, c’est le produit de l’histoire et c’est toujours à construire !
Et pour « faire société » il faut d’abord apprendre à « vivre-ensemble ».
Ensemble et individuellement, Henry, Jacky et Nassima nous parlent du « faire société ».
On peut raisonnablement penser que la propension, qui semble naturelle, de l’homme à vivre en société remonte aux aurores de notre humanité. Faute de le démontrer, postulons-le !
Cependant une réflexion plus aboutie montre que, dans le cycle du vivant, cette tendance à la vie de groupe n’est pas l’apanage des seuls humains. Depuis les espèces qui nous sont les plus proches, comme les anthropoïdes (singes ressemblant à l’homme), en passant par les animaux à instinct grégaire (que l’on a domestiqué grâce à ce comportement), pour finir aux insectes dits « sociaux » dont l’avenir est génétiquement programmé, il faut bien reconnaître que le terme de « société » recouvre des acceptions nombreuses et variées.
Revenons aux sociétés humaines, qu’est ce qui ferait leur spécificité ? A l’encontre de certaines sociétés animales, ce n’est pas la génétique. En effet, si l’on reconnaît l’existence d’un certain déterminisme social, l’humain n’est pas génétiquement programmé. On admet en effet que, quel que soit son environnement originel, l’individu peut s’en extraire, voire démentir formellement le chemin tracé. Les médias nous abreuvent de l’histoire du fils du forgeron devenu prince (ce qui reste cependant l’exception). On peut se questionner d’ailleurs sur les « avantages » psychologiques profonds de cette orientation qui sépare l’individu de son groupe d’appartenance ? A contrario, les sociétés humaines font toujours une part, pas toujours belle, au libre choix des conduites individuelles. L’instinct grégaire n’est donc pas, non plus, la caractéristique des comportements humains. L’individu reste libre, et responsable de ses actions, même si les comportements de groupe (de foule) abondent dans l’actualité. Alors franchissons le pas et poussons la porte du passé !
En fait le passé, le plus proche. Ouvrons le dossier de la société française durant la Seconde Guerre Mondiale. C’était hier, la société de nos grands-parents et parents. Quelques traits peuvent questionner l’historien. Ils vont des comportements très individuels, comme le marché noir ou la dénonciation des Juifs, à d’autres plus collectifs tels l’organisation des groupes résistants. Peut-on réellement aujourd’hui les analyser objectivement ? L’historien du XXIème siècle n’a ni reçu le même type d’éducation que les acteurs d’alors, ni traversé les mêmes épreuves (la Première Guerre Mondiale, la grippe espagnole, les guerres de décolonisation). Tout au plus découvre-t-il avec la Covid-19 que demain peut-être incertain, comme l’a justement fait remarquer Edgar Morin très récemment. On constate que cette inquiétude peut-être une importante cause d’instabilité, modelant assurément les comportements individuels et plus largement sociaux.
On le constate, l’historien, de par sa culture personnelle et son école de pensée, est tributaire d’une analyse nécessairement subjective des choses du passé.
Permettez-moi de remonter plus loin dans le temps. Dans des contextes d’où les textes manquent et où les objets sont les uniques témoignages des sociétés qui les ont produits ou simplement utilisés. Que nous apprend cette tombe, vieille de 3500 ans, que j’ai sous les yeux, avec ses poteries, ses bracelets en coquillage et ses quelques pauvres vestiges d’humain ? Certes l’anthropologue physique va m’indiquer que le sujet était de sexe masculin, âgé de 30 ou 40 ans et qu’il souffrait d’arthrose de la troisième vertèbre dorsale. Mais quid de la société au sein de laquelle il vivait ? Seuls les objets du « cortège funéraire » peuvent entrouvrir un pan modeste du passé. Ce que je vais interpréter comme des signes ostentatoires de richesse et donc de pouvoir, comme la taille et le nombre de bracelets ou la qualité esthétique du décor des poteries (esthétique à mon goût bien-sûr), sont-ils de bons indicateurs d’une tombe de dignitaire ? Dignitaire dans une société à laquelle je n’aurai jamais accès. Ou bien alors à laquelle je donnerai fantasmagoriquement corps !
Il y a des jours qui sont ainsi. Certains matins, je constate que chaque petit pas de ma recherche me comble d’un enthousiasme quasi enfantin et d’autres où je fais le constat amer que j’ai cherché à comprendre des sociétés humaines qui m’ont totalement échappé !!!!!
Henry Baills
Dans une République comme celle de la Rome antique, le soldat et l’habitant de la cité sont le même homme. Vie privée et vie publique se séparent et scindent l’homme en deux. Comme sujet d’un souverain, que ce dernier soit un individu ou le peuple lui-même, l’homme obéit à une volonté générale qui incarne et englobe la sienne propre. Individu, sujet, citoyen sont trois types fondamentaux de relation de l’homme à ses semblables, trois modèles d’inscription de l’homme dans la société. L’un d’entre eux doit-il prévaloir sur les autres ?
Allons voir si le cadre dans lequel sont pensées les relations de l’homme aux autres, ne définit-il pas, peut-être, rien moins qu’une nature humaine.
Se conserver
-Même si l’on pense que la loi de la vie, est moins de se conserver que de se développer, il faut reconnaître que, comme affirmation par le vivant lui-même, la conservation de la vie, est la loi minimale qui définit ce vivant. Le premier impératif de l’individu est la conservation de soi.
-L’instinct de conservation de l’espèce lui impose la protection de sa progéniture : mais la seule loi de l’individu, sa conservation ne s’applique qu’à lui-même. L’individu par nature, est un être qui cherche à se conserver lui-même, même aux dépens des autres.
Le besoin et la nécessité d’autrui
-Cette exigence de conservation de l’individu le pousse à s’associer avec d’autres individus : dans le but d’un partage des tâches à accomplir pour sa survie, ou dans celui d’un rassemblement de ses forces contre des forces extérieures hostiles, la communauté se constitue.
-La société humaine naît moins du besoin positif des autres, que de la volonté de protéger des autres la satisfaction de nos propres besoins. Un Etat naît alors chargé de régler les conflits : Hobbes l’appelle le Leviathan.
-La société des besoins tisse entre les hommes les liens de l’utilité réciproque : vivre grâce aux autres, ce n’est pas vivre avec les autres.
La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave
-La reconnaissance d’autrui comme personne, substitue au rapport d’utilisation un rapport d’humain à humain.
-Sa subordination à l’impératif de la conservation de soi fait de l’individu un animal, et c’est la possibilité de s’en affranchir qui en fait un humain. C’est en bravant la mort que l’homme, manifestement conscient de soi, se rend digne d’entrer en société.
-Cette lutte à mort, acte primitif de la vie en société, n’aboutirait à aucune société si aucun des deux ne cédait. Le maître a prouvé qu’il était au-dessus de l’individualité naturelle ; l’esclave, qu’il était incapable de s’en délivrer : c’est ce qu’on appelle la dialectique du maître et de l’esclave. Le premier rapport social paraît donc hiérarchique, et divise la société en deux classes dont l’une commande et l’autre obéit.
Le Roi et ses sujets
-D’après les théoriciens de la monarchie, le rapport hiérarchique Roi-sujets, trouverait un modèle naturel dans la famille.Son autorité serait donc naturelle et durerait tant qu’elle est indispensable à ses sujets.
-Du sujet émerge le citoyen, lorsque, libéré du despotisme des instincts individuels, l’homme fait passer son être pensant au-dessus de son être animal et devient capable de prendre en charge le bien collectif.
Le citoyen du Contrat social
-Dans la mesure où l’homme renonce à la particularité de ses besoins, qui le définissait comme individu, le citoyen est universel, et ne se distingue pas des autres.
-La société, fondée sur l’émergence de volontés libres, est l’association de ces volontés libres: en tant qu’individu, il vaque à ses propres occupations, pourvoit à ses propres besoins ; en tant que citoyen, le bien commun le préoccupe avant toute chose. Dès lors comment articuler la société civile et association politique ?
La Terreur selon Hegel
-Les hommes ne sauraient être égaux qu’en tant que citoyens ; en tant qu’individus, l’inégalité fait loi entre eux. Si, cependant, le citoyen, et non plus l’individu, est le fondement du lien social, alors l’égalité doit prévaloir.
-La réalisation historique de l’égalité absolue, selon Hegel, s’est manifestée sous le régime politique de la Terreur. Sous la formule : « l’égalité ou la mort », le pouvoir en place s’est appliqué à élaguer, dans les individus, tout ce qui débordait la notion de citoyen. Tout acte devenait par nature, suspect d’individualisme
-Le problème fondamental du lien social est à la croisée d’un individualisme destructeur de communauté, qui ne saurait se résorber, et d’un égalitarisme destructeur des individus auquel on ne saurait renoncer
Il est bon de rappeler que le lien social n’est pas réductible à la seule utilité, pas plus qu’on ne peut le comprendre comme symbiose totale. Il est fait de liens réels, matériels, que de liens symboliques ou virtuels.
S’il y a coïncidence entre le développement de l’essence de l’homme et l’essence de la société, si les hommes se transforment avec et en transformant la société, cette coïncidence est le produit de l’histoire : elle reste toujours à construire !
Jacky Arlettaz
L’expression « faire société » attribuée au sociologue français Jacques Donzelot a connu son heure de gloire dans les colloques et débats universitaires des années 2000. A travers cette notion, il s’agissait de comprendre la fracture sociale au sein de la société française. L’objectif était d’interroger l’intégration des quartiers de la « politique de la ville », autrement dit les quartiers d’habitat social, dans la société française. La comparaison avec les Etats-Unis a donné à voir deux modes d’action opposés, l’un est volontariste obligeant à la mixité sociale (France) tandis que l’autre plus pragmatique accorde plus de confiance aux individus et à leur capacité à agir (Etats-Unis). Contrairement aux apparences, ces deux modèles d’intervention sont plutôt complémentaires car pour tout projet, une politique territorialisée nécessite des actions liées au rapprochement des différentes composantes sociales dans un souci de justice sociale en sollicitant des compétences individuelles plus à même de comprendre ce qui se joue sur le terrain.
Malgré un modèle d’intégration fondé sur le principe d’égalité formelle des territoires et des habitants, la fracture sociale gagne de plus en plus de territoires. Les inégalités touchent tous les domaines (social, économique, sanitaire, culturel, etc.). A cela s’ajoute la défiance de plus en plus manifeste vis-à-vis des institutions. Il ne s’agit plus d’une concentration de problèmes sociaux sur une portion de ville (les banlieues) mais de l’étendue de la fracture sociale sur l’ensemble de la ville et même au-delà, sur des territoires entiers. Dans ce contexte, la question qui se pose est celle de savoir comme « faire société » sans reconnaissance ? C’est « l’indifférence aux différences » (Bourdieu, 1966) qui reproduit les inégalités. Le mouvement des « gilets jaunes » en est le témoin principal. Comment construire un destin commun quand la notion de « séparatisme » pénètre tous les discours ? Mais aussi comment concilier profit économique et égalité des chances pour une société plus juste ?
Comme tout changement social, le « monde d’après » est un processus qui s’inscrit dans le temps long. Il sera forcément différent du « monde d’avant » comme cela a toujours été le cas mais peut-on prévoir un monde meilleur, rien n’est moins sûr. Pour le philosophe Jean-Luc Nancy, dans l’idée même de société, il y a celle de la séparation : « parce que pour que la société existe, il faut bien qu’elle puisse aussi se dissoudre. La nature humaine est duelle, ambivalente, c’est la condition du vivant. On absorbe des choses de l’extérieur et on rejette des choses dont on ne veut pas se nourrir, qui peuvent être dangereuses pour nous. L’individu se forme comme instance détachée et personnelle ayant sa sphère d’intérêts et de légitimités et ne peut donc que s’opposer à l’autre ». Si aujourd’hui on parle d’exode urbain, de désir de nature, de proximité et de solidarité comme révélateurs du changement en cours, il s’agit surtout de nouvelles aspirations pour palier l’aliénation qu’induit le capitalisme libéral. Il est évident que dans le contexte actuel, les individus sont à la recherche de sens pour mieux vivre en société. De quelle société s’agit-il ? Quels sont les indices permettant de croire à un renversement de modèle ? Pour « faire société », il y a un préalable, il faut d’abord apprendre à « vivre-ensemble ».
Nassima Dris
Donzelot Jacques, Mevel Catherine, Wyvekens Anne, 2003, Faire société. La politique de la ville aux Etats-Unis et en France, Seuil.
Barrau Aurélien et Nancy Jean-Luc, 2011, Dans quels mondes vivons-nous ? L’expérience de la liberté, Galilée.
Casteigts Michel, 2017, « La crise du modèle français d’intégration dans des territoires fragiles », Colloque international du GRET et de la Chaire UNESCO des Droits de l’Homme.
Bourdieu Pierre, 1980, Le sens pratique, Les Editions de Minuit.