Le temps du confinement nous impose une clôture spatiale et nous laisse du temps pour cheminer avec cette fée du logis qui est l'imagination. Mais que diriez vous d'un voyage à l'aventure à travers une histoire. Si vous êtes partants, un taxi vous attend devant chez vous. Bon voyage!
« Seules quelques miettes de lumière, tombées d'un croissant de lune, se balancent à la surface de l'eau noire. Le temps a pris la nuit en otage et la tient en joue. Pas un bruit. Pas un souffle. Pas l'ombre d'une ombre....la mer, vaincue, semble avoir rendu l'âme !
Debout en haut de la falaise, Sabine a beau interroger l'horizon du regard, aucun signe de vie ne lui parvient; pas même cette petite luciole en guise de bateau, ni ces pulsations sourdes d'un vieux moteur de l'armée qui annoncent l'arrivée tous les soirs, d'Anton.
Anton ne viendra pas. Anton ne viendra plus: son amour s'est sûrement échoué, et son coeur à marée basse est allé se jeter sur d'autres rivages, d'autres visages, porter d'autres promesses à d'autres promises. Cette idée la remplit de tristesse ; Sabine referme ses paupières sur ses grands yeux verts remplis de larmes et s'assied maladroitement sur l'herbe humide. »
Flore pousse un long soupir, interrompant sa lecture à voix haute en lançant: « Ecoute ce passage , encore mon chéri ! »,
Elle tourne quelques pages du livre, avec impatience, fait de courtes haltes sur certaines, ses sourcils se plissent et, acquiesçant de la tête, retrouve le paragraphe qu'elle cherchait. En se tournant vers Philippe, elle poursuit : »Sabine ouvrit délicatement l'enveloppe, en huma les entrailles à plein poumons, et tira délicatement la lettre pliée en quatre. Elle prit soin de ne pas l'écorcher, comme si elle avait peur que malencontreusement, les phrases s'emmêlent, ou que les mots bousculés par un long voyage roulent au fond de l'enveloppe. Sabine parcourut rapidement les premières lignes, faisant des sauts de puce, pour aller plus vite, « ma chérie....je suis en mission et donc tenu au secret.....j'avais tellement rêvé de l'enlèvement des sabines... » Elle sourit et son visage s'éclaira, donnant à ses yeux des reflets mordorés.. Elle reconnaissait l'humour de son Anton.
Puis, son front se plissa, faisant naître une ride à son front, signe des moments d'inquiétude. Sabine éprouva le besoin de faire sonner haut et fort les mots qui suivirent. Elle en aimait la musique cette mélodie qui avait tant bercé sa mélancolie : « Partir au loin, au gré des courants, aussi loin que le souffle de notre amour nous poussera. »
Le rythme de sa lecture marqua soudain un net ralentissement , les mots devinrent des boulets, des êtres indisciplinés, rebelles qu'elle eut de plus en plus de mal à faire avancer. « Sabine, mon amour, pouvons nous continuer comme cela, de rendez-vous manqués en attentes discrètes, de projets inassouvis en élans...désespérés? Et pourtant, l'espoir de vivre avec toi me fait mourir...d'envie ».
Dans une longue expiration, à la fois de soulagement et de plaisir, Flore referma doucement le livre, et l'air pensif, se tourna vers Philippe en le regardant fixement : « Je m'imagine en train de donner, comme sujet à mes élèves de terminale : Ecrivez une déclaration d'amour...et ses déclinaisons, selon qu'il s'agit d'un amour romantique, impossible, tragique, platonique...ou alors »...
Ou alors...» et avant que Philippe n'ouvre la bouche, elle enchaîne :«je pourrais donner le même sujet à un garçon et une fille, sans qu'ils le sachent, et leur demander en classe de venir se déclarer!». Flore s'excitait à l'idée de la situation qu'elle créerait. Et dans un élan incontrôlé, elle se mit à virevolter dans la pièce, emportée par cette transe de plaisirs anticipés à la lecture des futurs devoirs.. Sa robe légère, dans un tourbillon enivrant, lui tressait une corolle orangée autour de la taille.
Puis tout à coup, s'arrêtant net, elle prit un air songeur, se caressa le menton et s'interrogea:« Et moi, qu'est ce que j'aurais écrit à leur âge? Sans doute des fredaines mièvres et sans intérêt. D'ailleurs je n'aurais jamais osé faire part de mes sentiments, de mes secrets espoirs, de mes rêves les plus extravagants, de ces emballements que l'on a du mal à faire taire! J'aurais eu l'impression que l'on me demandait d'ouvrir mon cœur, de le mettre à nu et de le regarder battre aux yeux de tous!»
Philippe n'avait pas bougé de son fauteuil. Depuis tout à l'heure, il avait simplement replié sur ses jambes, le journal sportif qu'il tenait dans ses mains, et, tel un spectateur au théâtre, suivait le ballet improvisé de sa compagne. Il aimait chez elle les rencontres passionnées qu'elle faisait avec les auteurs de littérature, sa façon de les mettre en scène, de les citer, de les inviter dans leur studio minuscule, et de parsemer de livres, de piles de livres, ses déplacements. C'était comme un jeu de piste.
Il était capable de distinguer les livres qu'elle avait survolés, qui avaient gardé leur fraîcheur, qui ne donnaient pas des signes de fatigue par leurs pages cornées ou crayonnées. Ceux qui l'avaient ennuyée, qui portaient à jamais les stigmates de ses rêveries, barbouillés ou ornés de dessins fantaisistes. Ceux dont elle avait partagé le quotidien, qui se vautraient, ventre ouvert, dépouillés, dépecés, gisant à même le sol.
Philippe, d'ailleurs se demandait comment dans un si petit endroit, pouvaient cohabiter autant de personnages : des personnages de toutes nationalités, de toutes les couches sociales qui se croisaient sans se parler, au hasard des histoires, se disputant un coin de buffet, une étagère....ou jouant à cache cache sous le lit.
Il nourrissait un petit complexe en croisant du regard les couvertures de ses BD. Il est vrai que Tintin, le capitaine Haddock et Astérix, malgré le renfort d'Obélix avaient eu toutes les peines du monde à se faire une place dans la bibliothèque. De plus la taille de leurs reliures cartonnées contrastait avec les ventres repus des romans qui les pressaient jusqu'à l'étouffement.
• Alors, que penses-tu de mon idée, revint à la charge Flore ?
• C'est pas un peu désuet, les déclarations d'amour?
• Comment? Désuet?...ça dépend pour qui! Certes, ajouta Flore, pensive, il est des silences plus éloquents que de grands discours! Mais l'élan amoureux, mon chéri, n'a-t-il pas besoin de générosité? De porter fièrement un message pour qu'il trouve refuge chez la personne aimée? Et ce désir inventé, qui verse dans l'imaginaire ses flots tumultueux, n'est-il pas à l'étroit si on le contient trop longtemps? s'envole-t-elle. Ah! J'ai bien peur que les jeunes pensent comme toi! La déclaration d'amour n'est plus à la mode!
Dépitée, Flore lâche enfin:« il n'y a finalement que la déclaration d'impôt, qui est toujours d'actualité!»
• Peut-être parce qu'elle est indispensable, se risque timidement Philippe!
• Mais enfin ce n'est pas comparable! L'une dit ce que l'on a reçu, l'autre ce que l'on a à donner; l'une nous parle froidement de ce que l'on a touché quand l'autre envisage ce que l'on voudrait caresser; l'une dépouille....quand l'autre enrichit, s'enflamme Flore en martelant ses phrases de la main.
Puis songeuse, elle se rapproche de Philippe et se colle contre lui:«L'amour Philippe, avec un grand A , c'est ce fleuve qui ne coule pas qu'en Asie; il coule aussi dans nos veines....c'est cette douce musique qui fait chanter les mots, c'est le lexique du cœur, et la déclaration n'en est que son porte parole lui murmure-t-elle à l'oreille! Un être amoureux est un sculpteur de rêves, mais les jeunes ne le savent pas, dit elle en soupirant. Ils ont des regards débordants de désir sans paroles, ou des paroles débordantes de désir sans regard à travers internet.
Quel gâchis! Tu es bien placé pour le savoir, non?
Philippe écarte Flore par la taille, et lui sourit.
«Pas forcément! dit-il posément. Dans mon taxi, j'embarque rarement des ados....ou alors ils sont accompagnés. Mais c'est vrai que j'ai assisté à d'innombrables histoires d'amour. J'en ai aimé les départs, faits de rapprochements stratégiques, de mains qui se cherchent, de silences pesants, de sourires complices, de frôlements artistiques. Certains couples, j'en suis sûr, n'élisent domicile dans mon taxi que pour faire un brin de route ensemble. J'en ai aussi perçu les brisures, tressailli durant les scènes qui déchirent. J'ai vu des amours qui s'effilochent au fil de la course.... des portes qui claquent et même des claques qui portent. Mais l'amour....n'est-il pas fait que de hasard, de chemins et de sentiers dont quelques uns seulement sont empruntés ?
C'est un peu comme on hèle un taxi continue-t-il, fier de sa tirade, un parmi tant d'autres, pour une invitation au voyage.
Flore souriait intérieurement. Elle aimait quand Philippe prenait ses grands airs sérieux et la nourrissait de sa voix chaleureuse et réconfortante. Elle prit une grosse bouffée d'air, satisfaite et alla s'installer à son bureau.
Le stylo rouge à la main elle commença à griffonner quelques appréciations sur une copie ouverte devant elle.
Son attitude surprit Philippe. Flore, n'abandonnait jamais les conversations: la joute verbale était pour elle comme un combat; non pas contre son interlocuteur, mais contre elle-même. Elle se plaisait à confectionner les idées, à les retoucher, à les ajuster pour mieux les revêtir. Question d'hygiène intellectuelle disait-elle. Et, là, pourtant....
Philippe comprit que le thème de la déclaration d'amour l'avait peut-être secouée; les soubresauts passionnels qui venaient de la remuer avaient trouvé résonance dans leur histoire de couple.
Il se souvenait parfaitement de leur première rencontre. De cette fille sortie de nulle part qui s'était plantée devant le capot de son taxi, rue de Sèvres, le faisant freiner brusquement. Lorsque les essuie glace avaient chassé le paquet d'eau qui encombrait le pare brise, il avait découvert un visage souriant, mangé par des cheveux longs et bruns qui descendaient en cascade jusqu'à une bouche qui lui disait «S'il vous plaît! Pourriez vous me dépanner? Je dois me rendre au lycée Voltaire, et ma voiture est en rade!»
Un moment ébloui, dans cette grisaille, par ce sourire et ces yeux remplis de soleil, Philippe mit du temps à hocher la tête en guise d'approbation. Il en avait même oublié le passager qui patientait à l'arrière.
Lorsqu'il la déposa rue de Valmy, elle lui demanda d'une voix douce: «Je vous dois combien?» Philippe répondit sur un ton à la fois tendre et malicieusement interrogatif : «vous me paierez ce soir, au retour....» «Heu...alors, ...à ce soir 17 heures, même endroit, répondit-elle déterminée» et elle fila à grandes enjambées derrière un opaque rideau de pluie.
Ce fut sa déclaration d'amour, l'embrasement de son cœur que rien depuis n'avait pu éteindre. Ce fut un véritable big bang, se plaisait-il à dire. Le commencement du temps. Le passé ne comptait plus et même le présent cédait poliment sa place au futur....avec elle. C'était comme s'il venait de dérober le feu prométhéen pour le lui offrir: cela valait plus qu'une déclaration d'amour!pensait-il alors. Mais Flore était-elle de cet avis? Philippe commençait de plus en plus à en douter. C'est un peu juste jeune homme... comme démonstration d'amour se ravisa -t-il.
On pouvait dire « oh!Dieu, en pensant à Tristan et Iseult, si nos deux amours ne font qu'un ou si nous nous aimons sans entraves, sans jamais défaillir, nul ne mourra?» Ou comme dans Héloïse et Abélard «Ce n'est pas la quantité de tes paroles que je mesure, mais la fécondité du cœur d'où provient ce que tu dis». Mais aurais-je eu le bon ton de la déclaration pensa-t-il? Ou, en pensant à Cyrano de Bergerac, aurait-elle aimé que je restasse dans l'ombre à lancer des mots comme un poète qui se fait souffleur de vers?
La semaine qui suivit ne fut pas celle des rencontres; non qu'ils s'évitaient, mais Flore multipliait les séances de correction ou de préparation de ses cours pendant que Philippe faisait ses courses .
Il n'y eut que la soirée de jeudi qui les réunit. Après d'innombrables aller retour Champs Elysées- Deauville, Philippe décida de souffler un peu. Flore, elle, voulait en terminer avec sa classe de terminale L: les lectures des interminables ou inter-minables copies comme elle s'amusait à les appeler, l'épuisaient . Débarrassé de sa sacoche qu'il tenait en bandoulière, de son manteau trop lourd aux poches avachies, Philippe confectionna deux énormes sandwiches au fromage de chèvre parfumé aux feuilles de menthe, et posa le tout sur un plateau repas qu'il amena à sa compagne: bien sûr, il n'avait pas oublié le verre de lait, rempli à ras bord, qu'elle aimait siroter à petites gorgées les longues soirées de travail. C'était déjà son compagnon lors des nuits blanches quand elle préparait ses concours.
«Voilà, ma chérie» murmura-t-il, en prenant soin d'éloigner le plateau des copies, et de le placer sur le coin de la table pour ne pas la gêner. Flore le gratifia d'un grand sourire et d'un baiser furtif sur la joue qu'il lui vola en relevant la tête. Puis, telle un nageur sur un plongeoir, elle piqua une tête dans ses copies.
Philippe réalisa qu'il allait passer une soirée tranquille. Comme il devait observer un silence absolu, qu'il n'y avait pas de rencontre sportive à la télévision, il s'isola dans un coin douillet. Son regard commença à balayer la pièce, en quête d'occupation, et il remarqua un livre que l'on avait mis en quarantaine. Apparemment il coulait des jours paisibles sur le réfrigérateur . On ne sait si c'était le froid mais il était enveloppé à la taille d'une écharpe rouge beaucoup trop grande. Philippe crut reconnaître le livre que Flore avait agité nerveusement devant lui, l'autre jour. Faisant mine d'avoir oublié quelque chose d'indispensable à la cuisine, il se leva d'un bond, sans un mot rafla le livre au passage et revint se caler contre l'accoudoir du vieux canapé, le dos appuyé à des coussins épuisés, informes. Il pivota légèrement, captura un rayon de lumière et chercha une position confortable pour commencer la lecture.
La pièce n'était éclairée que par le croisement d'une lampe halogène qui surplombait le bureau de Flore et la lumière tamisée de la rue qui se faufilait difficilement un passage à travers le voile échancré des rideaux.
Philippe prit le livre qui n'opposa aucune résistance, bâillant même aux endroits marqués d'un post-it. Philippe ria intérieurement, tant ces marque pages le faisaient ressembler à une crête d'iroquois confectionné par un coiffeur attentionné, soucieux d'égaliser les épis rebelles.
Philippe du coin de l'oeil vérifia que Flore ne le voyait pas. Imperturbable, elle restait concentrée, secouant par instant la tête de désespoir ou de désapprobation. Elle faisait couler ses cheveux sur ses tempes comme deux fleuves impétueux, et quelquefois les mordillait d'ennui, ou de fatigue.
Impatient et curieux, Philippe commença à déchiffrer, non sans difficulté, ce qui était écrit sur les post its. Quelle ne fut pas sa surprise de ne trouver que des.. bof!, des ah!, des oh!... sans autre explication. Pour en comprendre la signification, il entreprit la lecture des pages ornées de ces signes distinctifs. Surtout que Flore n'avait toujours pas bougé. Seule l'ombre tremblante de ses cils sur les joues lui donnait vie.
Le bof! de la première halte, écrit avec désinvolture, ne le surprit pas. L'auteur décrivait le héros, Anton, comme un être surdimensionné, trop parfait physiquement pour que Flore lui prête une attention particulière. Ne lui serinait-elle pas constamment, qu'elle préférait les marques de la vie, aux visages lisses des bellâtres sans histoire et sans relief? «C'est dans les sillons des rides que coule notre quotidien» lui disait-elle, en caressant les plissures, qui se disputaient le coin de ses yeux.
Le oh! qui suivit, non plus. La scène d'amour particulièrement crue qui était détaillée en haut de la page, détonnait avec la poésie de l'approche. Philippe pensait cette fois à la pudeur de sa compagne qui était d'une intransigeance sans retenue....elle lui avait tant de fois répété que l'amour devait rimer avec velours et fesse avec délicatesse.
Philippe sautait allègrement des pages, faisant des sauts de puce, revenait en arrière de peur d'avoir oublié une étape: seuls les avis concis mais finalement implicites écrits par Flore étaient importants!
Petit à petit il se rendait compte que le livre n'était qu'un prétexte: seulement, surprendre les pensées intimes que sa compagne entretenait avec les personnages, avec les situations, voire même avec l'auteur, le motivait. Le déroulé de l'histoire ne lui était plus d'aucun intérêt! Il réalisait qu'il entrait par effraction dans son univers, sans en avoir à forcer le verrou, et sans qu'elle ne s'en aperçoive. Cette situation le fit frémir de plaisir et en même temps le mit mal à l'aise. Flore, si secrète, dans ses révélations l'accepterait-elle?
Il eut envie de se tourner vers elle, et il ne put à nouveau, s'empêcher de l'admirer. Sous la lampe de son bureau, elle semblait donner de la lumière plutôt que d'en recevoir. Son visage se projetait sur le mur de la pièce, en ombre chinoise, et son regard s'amusait à en dessiner les contours parfaits. Toutefois elle commençait à s'agiter, étirant ses longs bras pour se décontracter. Mais ce fut de courte durée. Insatiable, elle but une longue gorgée de lait, et tête en avant, elle replongea dans un autre paquet de copies.
Rassuré, Philippe pouvait en toute impunité continuer à surprendre ce qu'il ignorait encore de sa compagne. Somme toute, pensa-t-il, cela ne faisait que quelques mois qu'ils habitaient ensemble. Et rares étaient les moments qu'ils partageaient vraiment à deux. Certes le travail les dévorait, mais il y avait aussi le temps confisqué par les visites de leurs nombreux amis. Et paradoxalement, l'accueil étant tellement festif et chaleureux qu'ils venaient souvent leur rappeler de profiter de leur lune de miel, laissant nos deux tourtereaux frustrés et épuisés.
Philippe continuait à tourner les pages, sans bruit, jusqu'à ce qu'il remarque que Flore avait marqué au stylo rouge un HUMM! en lettres majuscules. Serait-ce de satisfaction? De mise en appétit? Cela piqua plus encore sa curiosité. Il s'enfonça plus profondément dans le canapé, écartela le livre en grand et mit ses entrailles à l'air.
Il réalisa que finalement, il savait plus ce que Flore n'aimait pas, que ce qu'elle appréciait. Elle était tellement avare de confidences! Depuis leur rencontre, on aurait dit qu'elle était montée dans le taxi pour se laisser guider, lui manifestant une confiance sans borne! Sans borne, ou cent bornes....l'expression le fit sourire.
HUMM? Mais enfin, que valait une telle appréciation? En fait, la page relatait une scène qui se passait dans un café. L'auteur juxtaposait les cris suraigus et passionnés, lancés par des supporters d'une équipe de football en train de suivre un match à la télévision, et le ton de proximité, doux et grave, au milieu de ce tumulte, des confidences que se faisaient Sabine et Anton. Ce dernier s'excusait de partir dans le sous marin, ausculter le fond des mers dans un endroit tenu secret, où elle ne pourrait pas le joindre. Il avait beau se montrer rassurant, lui caresser le visage comme s'il la dessinait, Sabine avait du mal à contenir ses larmes. Anton avait beaucoup de peine à fixer ses yeux mouillés qui gardaient un éclat insoutenable. Ce regard qui se voulait tendre, n'était qu'un soleil d'hiver qui éclaire sans réchauffer.... Bon! pensa Philippe, c'est une scène de séparation douloureuse! Pas de quoi s'éterniser!
Mais un peu plus loin dans sa lecture, Philippe apprit, ce qu'Anton ignorait, que Sabine attendait un heureux événement et qu'elle s'interdisait d'en communiquer la nouvelle pour le moment.
L'auteur, il faut le reconnaître, ne trébuchait pas sur la corde mélodramatique mais donnait, par son style sublimant, une grandeur héroïque aux deux personnages. Philippe se laissa séduire par le passage qui allait suivre: celui au cours duquel, le mal de mer, de l'un, se balançait de façon poignante, avec le mal de mère de l'autre. L'auteur s'amusait habilement des capacités remarquables affichées par Anton, à déceler le moindre indice d'une présence, à des centaines de lieues sous les mers, mais en ignorer une, cachée tout près de lui, dans le ventre de sa compagne. L'amour rend décidément aveugle ...et sourd aussi! pensa Philippe.
Peut-être que lui aussi était dans ce cas? Mais pourquoi, Flore, habituée aux effets de style des grands auteurs, à l'originalité des situations, avait été particulièrement touchée à cet endroit du livre? Il se souvint de la réponse de Flore lorsqu'il lui avait demandé « Toi qui as fréquenté autant de personnages, vécu tant d'histoires dans la littérature, pourquoi te contentes-tu seulement de la nôtre?». Il se souvint aussi du regard perçant qu'elle avait affiché pour lui répondre, calmement, en le fixant droit dans les yeux: «J'aime l'exil, le voyage, et sans errance on est comme la science, on ne trouve rien de ce que l'on ne cherche pas! Mais la nostalgie de l'itinérante que je suis, par la pensée, me ramène irrémédiablement à toi. Souviens toi: le nomadisme de mon cerveau ne peut rien contre l'immobilisme sentimental de mon cœur. C'est clair? »
Certes, pour être clair, c'était clair.... c'était même rassurant et touchant. Mais ne donnait aucune piste à sa recherche. Pourquoi m'a-t-elle parlé de ce foutu bouquin?
Et pourquoi ce HUMM ! de gourmandise à cet endroit?
Philippe entreprit de lire les pages précédentes et celles qui suivaient la page marquée. Rien ne vint le renseigner davantage. Il dut se résoudre à imaginer plusieurs hypothèses.
Etait-ce parce que le héros a une existence singulière, pleine de mystères? Pleine de silences? Pleine d'épreuves? Parce qu'il met sa vie en danger pour servir de nobles causes? Peut-être !
Et si c'était du côté de Sabine qu'il fallait chercher? Ne serait ce pas le secret espoir d'abriter dans son corps une vie dont elle sera enfin l'auteure? Une vie dont elle pourrait à son tour écrire les péripéties, celles d'un personnage qu'elle aurait choisi. Elle pourrait enfin noircir les pages blanches d'un roman, en lettres majuscules.
Et si, tout simplement, il n'y avait pas de Si!....finit par conclure Philippe lassé par cette quête mystérieuse. Il referma le livre, effleura du regard le nom de l'auteur, alla le reposer à la place exacte qu'il occupait auparavant; elle lui était d'ailleurs réservée, tracée sur le réfrigérateur recouvert de poussière, puis il sortit sur le balcon.
Flore n'avait toujours pas bougé.
La nuit avait fleuri de lumières colorées, et l'avenue face à lui avait fini d'avaler dans sa gueule noire, tout le trafic incessant. Les lampadaires s'inclinaient vers le sol, et reprenant possession de la chaussée, se lançaient des éclairs de lumière qui ricochaient sur l'asphalte luisant. Au passage, ils éclaboussaient les moindres recoins des porches d'immeubles rangés en enfilade.
Philippe posa ses mains sur le balcon en fer forgé. Bousculé par une foule de pensées qui s'entrechoquaient, il leva la tête vers les rares étoiles qui faisaient le guet et se mit à repenser à Flore; à son besoin de conquérir, de faire vivre ses fantaisies loin des vanités de ce monde. Elle cherchait constamment à se libérer de ses propres limites, à se guérir de la prétention du pouvoir et de la possession masculines. C'était ça son secret. Ou tout simplement celui de la Femme moderne. Et puis, non!....Flore aimait l'errance, l'exil était son pays, et même plus périlleux et plus douloureux encore: l'arrachement à soi. Une enseignante avait sûrement besoin de faire aussi l'école buissonnière....pour mieux en apprécier l'autre.
Et que penserait-elle d'une déclaration d'amour comme celle choisie par Rostand? Elle n'aurait sûrement pas apprécié les mots, fussent-ils beaux, lancés depuis l'ombre, sans visage, sans rencontre. Plus que cette douce musique effilée, coupante comme une arme blanche qui vous transperce le cœur, elle aurait sans doute préféré ce courage qui montre au grand jour, ses faiblesses, à Roxane. Philippe, en tout cas s'en persuada. Il était temps d'aller se coucher, avant d'aborder une prochaine journée qui s'annonçait harassante, et aller l'amener lui aussi loin des sentiers battus.
C'est bien plus tard dans la nuit que, tout engourdi par le sommeil, il sentit le corps de Flore souple et fiévreux se serrer contre lui et lui glisser à l'oreille:« Bonsoir. Continue de rêver de moi...» et dans un dernier murmure de satisfaction « n'oublie pas que la femme descend du songe, mon amour».
Les jours défilèrent comme les fûts des arbres postés le long des routes qu'il empruntait à toute allure, avec son taxi. C'était le printemps! Tôt le matin, les premiers rayons de soleil effleuraient les collines boisées, déchirant les voiles d'une brume encore endormie. Le soir, la lumière s'amusait sur les cimes des arbres, et paresseuse, tardait à se coucher. Durant la journée, les oiseaux refaisaient leurs gammes, et un parfum de terre mouillée et de fleurs séchées embaumait la nature.
Flore et Philippe aimaient aller surprendre les dernières ombres portées par la lumière rosée du Sacré Coeur. Le dimanche matin, main dans la main, ils partaient tôt écumer le marché aux puces en quête d'un objet«orphelin». C'était le plaisir de la rencontre , de l'imprévu, de tenir dans ses mains des objets qui allaient raconter leur histoire, leurs blessures, leur désuétude, leur solitude. Ou bien on les retrouvait du côté de Notre Dame qui resplendissait fière sur son île. Ils ne se lassaient pas d'admirer ce grand H architectural déployé, où Victor Hugo, avec un H majuscule, avait enfermé l'âme d'Esmeralda. Ils se plaisaient à déambuler sur le parvis où les pas appuyés des enfants chantaient sur les pavés.
Ce matin là, une averse aussi soudaine qu'imprévisible les avait surpris. Ils s'étaient vite précipité sous l'auvent dégoulinant du petit bistrot en attendant qu'elle cesse. Venant de l'intérieur, le parfum irrésistible du café expresso les avait conduits autour d'un petit guéridon recouvert d'une nappe à carreaux rouge et blanc.
De là ils pouvaient observer l'avenue et les arrivées des consommateurs.
La pluie avait trempé leurs vêtements , mais cet inconfort n'avait en rien stoppé la bonne humeur de Flore. Elle plaisantait de tout et sur tout: du maniérisme du garçon de café venu prendre la commande , en invoquant la mauvaise foi décrite par Sartre; de la vieille dame un peu fanée qui rêvait encore d'aventure et qui, du coin de l'oeil photographiait les nouveaux arrivants; de sa propre coiffure qui la faisait paraître une gorgone échevelée. Mais, en souriant, elle lui promettait de ne pas le changer en statue de pierre. Ses vêtements lui collaient à la peau et la rendait plus sensuelle encore.
• Regarde là haut! dit subitement Flore.
• Où ça?
• Là haut, dit-elle en pointant son doigt vers l'immeuble face à eux. Tu vois, au dessus de la mansarde aux rideaux jaunes?
• Oui, oui!
• Tu vois les hirondelles font des va et vient. Cette petite tête sombre qui dépasse, tu la vois? Elle s'active comme un rempailleur; elle tresse son nid une brindille dans le bec. Comme c'est mignon!
Philippe restait la tête en l'air, un instant perdu dans les nuages. Puis il reprit: «Tu m'as dit un soir que la femme descendait d'un songe. Rassure moi, je ne rêve pas?
...c'est bien quelque chose qui ressemble au bonheur que l'on est en train de vivre?
• Mais bien sûr! renchérit Flore en éclatant de rire. Le songe c'est l'expression d'un désir, non? C'est aussi un stratagème pour retarder le réveil! C'est le refuge idéal que l'on doit entretenir tous les deux....tout le temps.
• J'aime te voir comme ça! Le rire te va si bien!
• Un rien m'habille! s'esclaffe-t-elle. C'est toi qui me rends comme ça! Et elle lui sourit en le fixant de ses yeux d'un bleu abyssal. En lui prenant les deux mains elle propose:« Si on allait faire un tour du côté des bouquinistes?».
A court d'idée, Philippe obtempère tout de suite. Il s'extrait de son fauteuil, laisse sonner quelques pièces dans la soucoupe, au milieu du guéridon, et salue le serveur qui slalome entre les tables.
Un rayon de soleil avait fait son apparition et se posait délicatement sur la flèche de Notre Dame, colorant la grande rosace du Midi. Philippe, consciencieusement, tentait d'expliquer, avec ses souvenirs d'ancien étudiant en architecture, l'origine de ces fenêtres rondes, qu'on appelle oculus pour leur forme en œil et que l'on retrouvait sur les façades des maisons dans la Rome antique. C'est grâce aux prouesses techniques de l'architecture gothique que ces roses ont pris un tel diamètre, précise-t-il à Flore, qui l'écoute religieusement.
Les passants se mettaient à nouveau à circuler, parapluie en bandoulière.
Ils prirent la rue de Solférino , serrés l'un contre l'autre, et tournèrent à l'angle du boulevard Kennedy. Petit à petit les bruits s'intensifiaient, la ville bouillonnante palpitait tout à coup dans une transhumance assourdissante. Des flots incessants de voitures se pressaient jusqu'à coaguler aux feux rouges. La vie circulait dans cette artère, cette vie qui tue la vie, qui l'emporte dans un rythme effréné, risquant à tout moment un infarctus. Alors qu'à ses pieds, sous les arbres ébouriffés, dans son lit douillet, la Seine coulait paisiblement, sans bruit, imperturbable.
Flore et Philippe marchaient en cadence, quand, dans un même regard, ils surprirent dans un recoin de porte cochère, un corps figé, recroquevillé. C'était un petit vieux, ou bien un de ceux qui ont vieilli prématurément. Il était assis, le visage enfoui entre deux genoux noirs de crasse qui s'échappaient d'un pantalon déchiré. Il tendait ostensiblement sa main. A côté de lui, un pot de yaourt servait apparemment de sébile.
- Il dort?, questionne Philippe
- On dirait! Ou peut-être qu'il n'a plus envie de voir, dans le regard des autres, son propre reflet!
Inquiet, Philippe se délie de sa compagne et s'approche tout près de lui. Le bruit d'une respiration profonde et régulière le rassura. Tout attendri, il sortit un billet de sa poche qu'il glissa dans la main tendue dont il referma délicatement les doigts. Il resta un moment sur place, au cas où il se réveillerait, puis rejoignit Flore qui n'avait rien perdu de la scène. Ils repartirent en direction des quais; mais Philippe n'avait plus le même entrain que tout à l'heure et il sentait que Flore était aussi bouleversée.
• J'ai fait quelque chose qu'il ne fallait pas, interroge-t-il, soudain?
• Pas du tout! On fait tous quelque chose qu'il ne faut pas! Permettre cette condition inhumaine! Et ces permanents d'un spectacle qui se déroule devant nous, nous renvoient à notre lâcheté de faux-frères! s'énerve Flore. Mais enfin..... pourquoi faut-il qu'on ne leur donne que la misère, à partager?
Philippe n'était pas surpris de la montée d'adrénaline qui avait rosi les joues de Flore.
Maintes fois elle lui avait interprété le discours de Victor Hugo à l'Assemblée Nationale Législative, avec des effets de manche:« Je ne suis pas de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde; la souffrance est une loi divine; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère....Je dis détruire.» Elle le pensait si fort que ses poings se serraient lors de sa plaidoirie. Philippe se souvenait même de sa démonstration qui mettait en accusation les responsables du système social. De ce qu'il avait compris, sous le contrôle de Lacan, elle démontait le cogito cartésien en ces termes:« tu sais, le JE du je pense, qui donne bonne conscience, n'est pas tout à fait le même du JE, de je suis ….et plus éloigné encore du JE de je fais!» Philippe attendait avec gourmandise la touche finale de l'avocat de l'accusation. Elle ne tarda pas.
• Notre bonheur, mon chéri, ne devra jamais nous faire oublier qu'il faut le partager. A quoi ça sert de dire que chacun doit vivre libre si on ne donne pas à cette liberté la possibilité de vivre?
• Tu ne ris plus, ma chérie, glisse Philippe pour détendre l'atmosphère.
• C'est vrai!Tu as raison! répliqua Flore, mais c'est peut-être bien comme cela. Il ne faut pas que le rire en profite pour détourner l'attention. Pour amadouer l'intolérable. Ou dompter l'esprit de révolte. Lui aussi doit accepter cette énergie renouvelable au service de la rébellion. Si la dérision se met au service du dérisoire....alors le rire n'est plus le propre de l'homme.
En tournant à l'angle de la rue, un rayon de soleil vint les accueillir. Le visage de Flore s'était détendu et renvoyait à nouveau un sourire rayonnant. Au bout du pâté de maison, les bouquinistes étaient en train de soulever les toiles de protection en plastique encore trempées. Ils replaçaient bien en vue les caisses de livres sur des supports inclinés, et invitaient les passants à un arrêt lecture.
Flore avait ses habitudes. Elle s'achemina vers un grand bonhomme dégingandé, une casquette vissée sur la tête, qui, d'un grand sourire lui souhaita la bienvenue.
• Que cherchez vous aujourd'hui? questionna-t-il.
• Je suis à la recherche d'écrits de femmes.
• Françaises?
• Pas spécialement! Mais j'aimerais bien découvrir les textes de Morrisson, Toni Morrisson.
• L'américaine?
• Oui, le prix Nobel de littérature des années 90.
• 93! si ma mémoire est bonne! précise le bouquiniste, fier de sa culture. Son dernier bouquin s'appelle «Un Don», je crois, ajoute-t-il, plus fier encore....mais je crois que je ne l'ai plus! Alors j'ai du Laurence Tardieu, mais c'est plus délicat, plus gracieux, et c'est français ou sinon, puisant dans sa mémoire, Magda Szabo, la romancière hongroise, prix Fémina étranger 2003.
• Je ne tiens pas forcément à un prix, une distinction; ce qui m'importe, c'est le vagabondage érudit. Un livre qui m'emporte, qui m'augmente. L'évasion, quoi!
Pendant que le mot évasion était pris en otage par les deux interlocuteurs, faisant l'objet d'un débat serré, Philippe déambulait le long du quai, butinant par endroit, frôlant les couvertures des bouquins d'un index indécis. Par moment son attention partait du côté de la Seine. Il aimait regarder les chalands qui déchirent sans bruit la surface de l'eau, remplis jusqu'à la gorge de provisions. Ces longs étuis trop lourds pour voler, trop longs pour courir, qui glissent en rampant sur ce large tapis vert, l'ont toujours fasciné....et que dire de l'Homme aussi, qui depuis Jésus, ne rêve que de marcher sur l'eau! Sur l'autre berge, en lettres festonnées par le temps, subsistent des graffiti, souvenirs de Mai 68.
Flore étant toujours en grande discussion, il entreprit d'en faire lecture posément en essayant de les recontextualiser. « Ceux qui rêvent sans agir, cultivent le cauchemar» ou « je ne veux pas perdre ma vie à la gagner» ou encore « soyez réaliste demandez l'impossible» ne lui étaient pas inconnus. C'est celui tagué avec des illustrations en couleur qui attira son attention et le laissa un moment songeur: « Quand une société détruit toutes les aventures, la seule aventure qui reste, consiste ...à la détruire!». Tiens, se dit-il, en souriant, cela fera l'objet d'une grande discussion avec Flore, le soir où le programme télé nous laissera sur notre faim.
C'est un petit dernier, coincé sous la voûte d'un pont «cours camarade, le vieux monde est derrière toi», qui lui donna l'idée d'en inventer, pour le plaisir de l'instant. Pourquoi pas,....« Je suis pour Marx, tendance Groucho» ….ou, « Attention, les oreilles ont des murs» pour signifier l'entêtement de certains, ou encore « Enragez vous», pour secouer les foules, « le pouvoir prend l'imagination!» pour le formatage inconscient de la pensée, ou mieux « C'est parce qu'on pense... qu'on ne vous suit pas!»
Celui-là, c'était pour son côté rebelle, cette boulimie de la vie qui lui avait fait abandonner ses études d'architecture à Lyon, au bout de cinq années de résultats honorables. Mais c'était dans une autre vie, pensa-t-il, sans l'ombre d'un regret.
Le printemps se rappela à son attention, et pour justifier sa réputation, sans doute, a fini par avoir raison de leur escapade. Après avoir invité sa fanfare d'orage, riche en percussion, une semonce de tonnerre annonça une pluie fine mais tenace, qui se mit à rayer l'air, à trouer la surface de l'eau, en une multitude de petits geysers.
«Vite!»cria Philippe, en direction de Flore, il faut se dépêcher!»
Il reposa précipitamment le livre qu'il avait négligemment gardé dans sa main, glissa quelques mots dans l'oreille du bouquiniste en passant qui acquiesça d'un hochement de tête, prit Flore par l'épaule pour une course échevelée à travers les ruelles.
Elle avait du mal à le suivre, ses achats sous le bras; il en profitait pour prendre de l'avance, se cacher dans les encoignures de porte et bondir, tel un beau diable au moment stratégique. Flore riait comme une folle, d'un rire franc comme du cristal.
Tard dans la nuit, ils riaient encore de leurs jeux d'adolescents, avant d'ouvrir leurs corps à leurs désirs partagés. Sans urgence. Longuement. Dans la pénombre de leur petite chambre, ils s'appliquèrent à écrire leur histoire d'amour sur une musique de plaisirs avoués.
Les lueurs du matin repoussaient dans les ruelles les vestiges de la nuit et déjà Philippe filait dans son taxi. Il avait évité la halte habituelle au coin de sa rue, chez le marchand de journaux. Il en avait même oublié de le saluer, au grand étonnement de ce dernier, privé de sa revue de presse quotidienne. Il brûlait d'impatience, mais n'en oubliait pas pour autant, les règles élémentaires de sécurité...obligation professionnelle. Après avoir serpenté dans le faubourg, il retrouva la place de parking qu'il avait repérée, hier, un peu en retrait et à l'abri du regard des envieux . Il sortit précipitamment de la voiture et s'engouffra dans le dédale des ruelles qui mènent à la Seine .
En arrivant en vue du boulevard Jaurès, quelle ne fut pas sa surprise de pouvoir détailler tous les sons qui lui parvenaient. Le flot de l'artère ne giclait plus comme hier: il distinguait le bruit du vélomoteur, strident et prétentieux, de celui de la moto qui persiste encore après son passage, et les pots d'échappement des voitures aux tonalités différentes.. Jusqu'au ronronnement du bus, qui glisse le long du trottoir.
Philippe, tout excité, chercha des yeux son complice, sans le voir. Ce n'est qu'au bout d'un moment, qu'il vit s'agiter désespérément, une main en l'air. C'était celle du grand bonhomme trapu qui était appuyé sur le parapet.
• Vous en voulez? lui demanda-t-il en découvrant une tasse de café fumant qu'il enfermait dans son énorme main.
Mettant fin au suspens, le bouquiniste se déplaça vers une malle en cuir, fermée par deux tendeurs. Il l'ouvrit avec prudence et en sortit délicatement cinq livres inégalement entretenus.L'un en particulier, était déchiré sur le côté et quelques pages décollées, pendaient en apesanteur.
• Voilà ce que j'ai pu récupérer auprès de mes collègues; celui-là est mal en point...mais c'est le prix Goncourt. Il a du avoir pas mal de visiteurs; j'ai vérifié, il est complet!
• Je vous remercie pour votre collaboration.
• D'autant que les livres d'Émile Jara sont rarissimes chez les bouquinistes, dit-il avec une pointe de fierté mal contenue.
• Ah ! bon, interrogea Philippe?
• Ben! Ce n'est pas un romancier ordinaire!
• C'est vrai....son écriture est originale. Flore l'adore!
• C'est surtout un personnage étrange! On ne sait pas qui il est? où il vit...Même son éditeur, paraît-il, ignore tout de lui, mis à part ses écrits qu'il reçoit par la poste.
• Raja...c'est son véritable nom?
• Je ne le pense pas....sinon on l'aurait déjà localisé! Surtout que les média sont à l'affût du moindre indice depuis plusieurs années.
• L'éditeur doit bien le rétribuer quand même!
• Il aurait, paraît-il, un compte en Suisse, dont il ne connaîtrait que le code, conclut le grand bonhomme, l'air dubitatif.
Philippe consulta discrètement sa montre. Il avait encore un peu de temps avant de rejoindre la tête de la station de taxi qu'il inaugurait ce matin. Sa curiosité mise en éveil, il voulut poursuivre ce qui devenait un interrogatoire, mais un client inattendu vint rompre la conversation. Philippe patienta, puis partit à regret à son travail.
Pendant ce temps, la lumière du jour avait réussi à se frayer un passage à travers les persiennes, et faisait danser au dessus de la tête de Flore des ombres venues de nulle part. Elle s'éveillait volontairement doucement: elle n'arrivait pas à se séparer des rêves qui l'avaient accompagnée cette merveilleuse nuit. Et elle s'enivrait des parfums poivrés qui exhalaient du lit tiède et tire-bouchonné, souvenir des ébats amoureux. Tout lui rappelait Philippe.
Elle décida de prendre le temps, luxe suprême, de penser à elle, à eux: elle s'étira sur le lit, et laissa son esprit cheminer, lui renvoyant ce qu'elle ressentait et qu'elle n'avait pas encore pris soin, par manque de temps, d'analyser.
Dix ans d'âge les séparait, et elle s'étonnait toujours que Philippe joue encore avec elle à des jeux d'enfants qui ne veulent pas grandir, avec un plaisir non dissimulé.Son pouvoir inventif n'était jamais pris en défaut. Il lui avait fait redécouvrir le jeu de la marelle différemment, et ce trajet où l'on risque de se perdre de l'Enfer jusqu'au ciel....le jeu de l'Oye et ses quatorze cases spéciales qui correspondent au nombre de jeunes sacrifiés au Minotaure et aussi à l'âge de l'adolescence chez les Grecs, et tous ces jeux simulacres de la guerre.
Il était son livre le plus précieux, car il portait en lui, plein d'histoires, celles d'autres vies, mais que la plus belle était celle qu'ils étaient en train d'écrire ensemble: la dernière pour lui, il le lui a promis, et la première pour elle. Flore se persuadait, sans mal que c'était aussi sa dernière: l'amour ne s'en va pas tout seul, pensait-elle... faut-il encore qu'on le chasse. Et elle ne se voyait pas le congédier après de bons et loyaux services.
En pensant à Hitchcock, elle se voyait perpétuellement «l'Amour aux trousses» éprouvant ce désir tenace de vivre en couple, plus fort que la peur du couple. C'est une aventure dont elle n'avait pas envie de se priver, même si elle prive d'autres aventures.
L'amour n'est pas non plus un lieu où l'on se perd...plutôt un lieu d'où l'on sort, perdu. Et ça c'est une chance, un cadeau inestimable.
Quant à l'imprévisibilité de son compagnon, cela l'enchante tous les jours, et elle n'entrevoit pas le moment où elle le devinera. A vouloir gagner en intelligence, pour mieux comprendre l'autre, on y perd en mystère. Flore ne souhaitait pas troquer ce désir qui l'étreint contre une lucidité qui éteint. De toute façon, elle héberge en elle tant d'intensités, de feux follets qu'elle ne maîtrise pas. Elle adore cette turbulence qui l'inquiète et la rassure: celle qui met son amoureux à distance pour avoir le loisir de s'en rapprocher. C'est pour le porter avec elle, qu'elle ne s'encombre pas de sa présence, pensa-t-elle. Sinon, la vie n'en serait que quotidienne, tellement quotidienne! L'aventure qui fait un pied de nez à la raison, est le sel de la vie, ce qui fait notre histoire, ce qui fabrique les souvenirs, qui permet d'aller... où on ne vous attend pas!
Le seul prétexte que j'aurais, de quitter Philippe, pensa-t-elle dans un élan de tendresse, serait de pouvoir lui écrire encore et encore....que je l'aime.
Se décidant enfin à se lever, elle ne put éviter la vue des copies rangées en tas sur son bureau. Elle se souvint brutalement qu'il fallait qu'elle trouve rapidement des sujets de dissertation, des situations d'apprentissage...
Pourquoi pas une flânerie avec Lamartine? pour s'immiscer dans ses Méditations poétiques: cela était en phase avec son humeur du matin. De plus, Philippe n'étant pas là, pourquoi ne pas se pencher sur ce vers célèbre « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé.» Mais comment l'introduire? Comment aborder «l'isolement» ?, dont est extrait ce vers. Et si je leur faisais imaginer qu'ils allaient vivre une période où l'isolement serait forcé, le confinement obligatoire, où les rencontres seraient interdites parce qu'elles mettraient en danger l'humanité entière. La raison? Un volcan qui pollue, comme celui d'Islande, ou une usine atomique qui irradie toute la planète, un virus sournois qui se propagerait à une vitesse galopante...Bref, un scénario de science fiction qui les obligerait à réfléchir. Je pourrais enrichir leur réflexion par le texte de Hannah Arendt qui éclaire les situations de solitude, d'isolement, d'esseulement. Ce vivre avec soi-même ou parmi les autres, qui a besoin de la compagnie de lui-même pour pouvoir penser. Et je pourrais compléter, par cette phrase de Voltaire «Il faut cultiver son jardin» qui ponctue pratiquement le Candide. Formule toujours actuelle qui donne à penser que ce jardin n'est autre que la planète Terre et Voltaire qui nous conseille de la rendre prospère, au lieu de nous déchirer en de vaines querelles.
Flore jouissait à l'avance de mettre en «transe » ces idées, avant de les présenter à ses élèves. Mais...comme c'est souvent le cas, une petite dernière vint bousculer tous les plans qu'elle avait commencé à échafauder. Une idée lumineuse, qui allait permettre de proposer un débat dans la classe. La première moitié des élèves plancherait et défendrait le vers de Lamartine quand la deuxième opposerait la réplique de Giraudoux, extraite de La guerre de Troie n'aura pas lieu, « Un seul être vous manque et tout est repeuplé!». Elle souriait intérieurement, se rappelant cette phrase terrible, que Giraudoux avait glissé malicieusement:« Oui, tu as bien raison, l'amour comporte bien des moments vraiment exaltants, ce sont les ruptures.»
Flore rassuré d'avoir bien employé son temps de paresse, d'être au clair avec ses futurs cours de terminale, se brancha sur France Culture, et se dirigea vers la salle de bains quand le téléphone sonna.
• Allô?
• C'est moi!Tu es réveillée?
• Quand même. Il est presque neuf heures.
• Qu'est ce que tu fais?
• Je flâne, en pensant à toi. Je tue le temps, je range, j'imagine, je rêve...
• J'ai vu mon patron, ce matin. Il me propose de travailler trois nuits cette semaine, plus dimanche matin. Avec les récupérations, on pourrait partir une semaine dans le sud. A Pâques, il doit y faire beau non?
• Une semaine? cria Flore, c'est génial!...même si cette semaine va être longue sans toi. Mais c'est super! Je vais tout de suite réfléchir où on pourrait aller, cela va m'occuper.
• Je n'ai pas voulu te réveiller ce matin, tu dormais tellement profondément.
• J'ai vu que tu n'avais même pas pris le temps de déjeuner. Il n'y avait rien sur la table. Qu'est ce que tu veux manger ce soir?
• On verra! Ne t'inquiète pas pour ça! Il faut que j'y aille. Bisous, chérie
La semaine qui suivit ne fut pas une semaine ordinaire; plutôt une semaine de travail continu. Flore alterna sans relâche, les réunions avec ses collègues du lycée ou, dès le moindre temps libre, le rangement de l'appartement et la préparation des valises. La littérature lui pesait moins que les tâches ménagères: lavage, repassage, sont bien les deux mamelles de la femme pensa-t-elle.
Philippe, pendant ce temps, entre deux courses, dévorait goulûment les romans d'Emile Raja. Il lisait, relisait les passages qu'il appréciait particulièrement. Il avait même, et ce n'était pas dans ses habitudes, branché le GPS, lui qui trouvait que cette invention dénaturait le métier de chauffeur de taxi, pour se laisser guider et ne pas réfléchir aux destinations demandées par les clients. Pendant ce temps, son esprit pouvait vagabonder avec les personnages qu'il aimait habiter. Il lui arrivait de leur faire vivre une autre histoire, ou de mélanger les personnages d'un roman à l'autre. Il s'amusait à copier son style, et inventait des phrases qui ressemblaient à l'original.
Cela l'amusait et surtout le rapprochait de Flore.
Il s'imaginait en Anton, au fond des mers, en train de capturer des sons pour pouvoir en identifier l'origine. Quel bateau? Quelle nationalité? Quel armement? Musicologue des océans, voilà un beau métier!....ou alors il s'imaginait en Bruno, le héros du roman «Il était une fois la nuit» qui refait le monde contre vents et marées.
Et pourquoi ne s'inventerait-il pas auteur de roman ? Mais non, trop rationnel, pensa-t-il! Et puis qu'aurais je à raconter à cette page blanche qui m'interpelle? Un écrit vain de plus? Et comment commencer? On n'apprend pas à commencer, disait Jankélevitch! Mais cette idée faisait tout de même son chemin dans sa tête au point de se lancer dans un scénario délirant dont il allait s'amuser.
«Tout d'abord, moi, écrivain, (pour parodier un président), je réunirai tous les mots que je connais et les mettrai en désordre sur le pont d'un bateau. Je grimperai sur le bastingage et leur montrerai la ligne d'horizon comme étant la dernière ligne du roman. Malgré leurs différences, je leur suggérerai de s'entraider, de partager, et de vivre harmonieusement l'inconfort de l'espace réduit d'une phrase. Ils trouveront d'eux-mêmes l'ordre dans lequel ils doivent s'aligner. Je pense que les beaux récits sont faits de mots qui apprécient de vivre ensemble, l'un près de l'autre, l'un au service de l'autre, pour le bien commun. Mais attention, j'exigerai de la tenue et du respect! Je demanderai à ceux qui ont le verbe haut d'être plus discrets, aux noms communs de ne pas éclabousser les noms propres, aux majuscules d'être moins prétentieuses. Les pluriels devront être plus singuliers. Je rappellerai aux propositions de ne pas chercher à n'être que principales: la parole doit être partagée avec les subordonnées!
Quant aux pronoms, qu'ils n'oublient pas qu'ils ne sont pas forcément personnels: je les encourage à être collectifs... donc relatifs! Pour les plus rebelles, je me réserve le droit de leur envoyer des points dans la figure de style. Ah! J'allais oublier le style! je voudrais que vous dansiez sur une musique qui laisse exprimer les soupirs ...de l'écriture!
Ainsi s'écoula la semaine...de courses rapides en évasions précipitées. A tuer le temps en le faisant vivre!
Le dimanche matin, était enfin arrivé. Après avoir soigneusement aligné les valises dans le couloir, il prévint Flore qu'il serait de retour vers 13 heures. «On avisera à ce moment là, pour savoir si stratégiquement il vaut mieux quitter la ville tout de suite
ou manger sur le pouce avant de partir,» lui lança-t-il, à toute vitesse.
Comme d'habitude, aussitôt installé au volant de son véhicule, il brancha le talkie-walkie et appela le central.
• Bonjour, c'est Philippe, taxi O4 289. Qu'est ce qu'il y a pour moi ce matin?
• Bonjour! c'est Magalie. Tu tombes bien Phil, je n'arrive pas à joindre Nicolas. Tu peux prendre un client au 125 Avenue Massenet?
• OK Magalie. J'y vais!
• Merci Phil, c'est sympa! et...bonnes vacances. Ramène nous un peu de soleil, on en a bien besoin.
Philippe fit demi tour au prochain rond point et fila par le boulevard Joffre vers la gare Montparnasse. La circulation était fluide. Il décida d'éteindre la radio et de profiter des charmes de la ville pour une dernière course, comme le ferait un touriste avide de découvertes qui presse son nez contre la fenêtre.
Arrivé sur l'avenue, il trouva une place pas loin de l'endroit indiqué. Personne ne l'attendait! Il éteignit le moteur de sa voiture, ralluma le poste et se décida à patienter. C'était peut-être un de ces clients facétieux, comme il y en a quelquefois, qui vous pose un lapin, au dernier moment.
Son regard fut toutefois attiré par un visage qui sortait de temps en temps derrière la façade d'un immeuble, semblant espionner les alentours. Puis tout à coup, un vieil homme âgé, vêtu d'un pardessus gris, se décida à sortir de l'encoignure d'un porche pour s'avancer vers lui. Lentement. Toujours en surveillant l'avenue. Son regard inquiet faisait pivoter sa tête dans tous les sens, jusqu'à ce qu'il s'engouffre à l'arrière du taxi par la porte que Philippe lui avait ouverte. Il n'avait pas de bagage.
• 116 avenue du président Kennedy, annonça le client d'une voix mal assurée.
Philippe hocha la tête en signe d'acquiescement et jeta un coup d'oeil discret dans le miroir du passager. L'homme était engoncé dans une espèce d'imperméable bouffant et ostensiblement inspectait l'intérieur de la voiture. Après en avoir fait le tour, il questionna:
• Vous lisez Raja? Je vois que vous en avez quelques livres.
• Oui! Répondit Philippe en s'excusant du désordre, et d'avoir laissé sur le siège avant, les cinq livres qui gigotaient au hasard des virages.
• Et vous aimez?
• Beaucoup, oui! J'aime son originalité, son style, sa façon sans complaisance de décrire les relations humaines. Vous connaissez?
• Lui pas vraiment! J'ai lu ses bouquins.
• Et qu'en pensez-vous?
• Je trouve qu'il s'amuse de la vanité humaine et il en joue. C'est sûrement un farceur, qui ne croit pas en l'homme mais plutôt dans les Hommes! ni dans les humanités d'ailleurs qui ne sont que du vent, mais dans l'Humanité.
• Vous êtes bien sévère! lança Philippe intrigué et attentif par tout ce qu'il venait d'entendre.
L'oeil dans le miroir, il voyait que le vieil homme s'agitait de plus en plus à l'arrière. Il se demandait même s'il était pertinent de poursuivre la conversation....et pourtant elle était tellement intéressante.
• Je vais en voiture, disait une oye, que le renard emportait. La prétention humaine est sans limite, et il est toujours utile de le rappeler, peut-être, poursuivit le vieil homme.
• Mais il peut être tendre aussi, romantique...il y a des passages d'une poésie...
• Vous verrez quand vous serez vieux, comme moi, vous aurez votre âge...mais aussi tous les âges à la fois, souffla -t-il en commençant visiblement à fatiguer au fur et à mesure que la conversation avançait. Et donc, celui des premiers émois, des premières amours, des premières musiques intérieures que l'on garde à tort, silencieusement dans son cœur.
Il avait descendu la vitre, quitté son pardessus, et manifestement cherchait un peu d'air frais. Philippe manoeuvra pour lui descendre légèrement sa vitre. Soudain il vit le passager tourner précipitamment la tête et ce mouvement brusque intrigua Philippe qui le suivait dans le miroir. C'était, lui semble-t-il, à la vue d'un camion de la télévision qui était garé le long du quai, portes ouvertes.
• S'il te plaît, jeune homme, prends la première à droite après la Maison de la Radio, dit-il d'un ton énervé, le souffle haletant.
Philippe n'était pas mécontent d'arriver à destination tant le comportement de son passager l'inquiétait. Pourquoi ce tutoiement subit? Et pourtant ses propos étaient d'une analyse rare, dans un taxi.
Philippe obtempéra, et doucement bifurqua à droite pour stopper quelques mètres plus loin, gêné par les nombreux véhicules de télévision. Apparemment, toutes les chaînes étaient représentées. Une nuée de reporters qui patientaient, caméra sur l'épaule, et discutaient, les regards tournés vers l'avenue. Un événement d'importance était vraisemblablement attendu.
• Les salauds! se mit à crier subitement le vieil homme, en remontant sa vitre. Ils ont passé l'information. Voilà, c'est cela nos media! Aucun scrupule, aucune parole, parce que trop de paroles! Aucun respect, hurla-t-il, d'un son déchirant en mettant la main sur le cœur.
• Vous allez bien? Interrogea Philippe de plus en plus inquiet. Pas de réponse.
Le vieil homme s'était arc-bouté vers l'avant, cherchant vainement à respirer.
Philippe stoppa net la voiture, descendit en trombe, ouvrit la portière de son passager qui lui murmura:
• Emmène moi à l'hôpital le plus proche, vite!
Il ne fallut que quelques minutes pour que Philippe se retrouve devant les urgences de l'hôpital Bichat. Il eut juste le temps d'expliquer la situation que déjà les internes de service avaient diagnostiqué une crise cardiaque. Ils emmenèrent le vieil homme couché sur un chariot, un masque à oxygène plaqué sur son visage.
Bouleversé, Philippe s'installa dans la salle d'attente, accompagné par la dame de l'accueil. Une heure, puis deux heures s'écoulèrent avant qu'un infirmier vienne le chercher à la demande de l'inconnu. Mal remis de ses émotions, Philippe se rendit dans une chambre au fond d'un long couloir sinistre et à son arrivée, les deux infirmières qui s'affairaient près du lit s'effacèrent poliment, le laissant en tête à tête avec le vieux monsieur. Il prit maladroitement la main qu'on lui tendait, et prêta l'oreille aux paroles qu'on lui adressait, après un gros effort:
• Merci pour tout. On se reverra plus tard, ici...ou là haut pour continuer à bavarder. C'était bien agréable! Vos rêves intérieurs sont beaucoup plus beaux que ceux que l'on cherche à vous vendre...souffla le vieil homme, épuisé.
Philippe voulait l'arrêter pour qu'il reprenne son souffle. Mais il continua:« Gardez mon pardessus, en souvenir, il vous sera un bien précieux!» Philippe comprit qu'en fermant les yeux, l'homme souhaitait arrêter cette fois la conversation.
Il retourna dans la salle d'attente et y passa un temps qui lui parut une éternité. Jusqu'à ce qu'un grand bonhomme en blouse bleue, un masque pendant autour du cou
vint à sa rencontre. A sa tête, Philippe avait compris qu'il ne venait pas lui annoncer une bonne nouvelle. Le chirurgien lui expliqua qu'ils n'avaient rien pu faire tant l'état de son cœur était catastrophique. Il lui signifia, qu'il n'avait plus aucune raison de rester et qu'il était libre de ses mouvements. Il ne manqua pas de saluer son dévouement et la vitesse avec laquelle il avait réagi. Et d'un pas énergique, après l'avoir salué, retourna au bloc.
Philippe était anéanti. Brisé. Broyé. Abasourdi, par la vitesse à laquelle les choses s'étaient enchaînées. Et l'énormité de la situation qu'il était en train de vivre. Il en avait complètement oublié l'heure. Il n'était que onze heures trente et il sortait d'un tourbillon d'événements dont il n'avait jamais eu la maîtrise. Complètement sonné!
Il eut du mal à repartir... Dans un premier temps, il retourna à la voiture, en sortit le pardessus, roulé en boule à l'arrière, le prit entre ses mains et le serra contre lui comme pour dire adieu au vieux monsieur. En reposant le pardessus sur le siège, il sentit une grosseur au niveau d'une poche. Il glissa sa main, prit connaissance du contenu et prit place sur le siège avant. Il mit le contact, coupa le GPS, et refit le trajet du matin en sens inverse. Il le fit cette fois au ralenti, pour mieux se remémorer chaque épisode de ce scénario extraordinaire.
Quand il arriva devant la Maison de la Radio, les journalistes avaient disparu. Seuls, deux photographes rangeaient délicatement leur matériel dans le coffre d'une voiture de service.
Philippe les dépassa puis freina d'un coup sec et se gara sur le bas côté.
Philippe sortit de la voiture, enfila lentement le pardessus, sans pouvoir le boutonner, et avança d'un pas décidé vers l'entrée de France Culture, au 116 du Boulevard Kennedy.
Au vigile qui le questionna, il répondit qu'il voulait voir le directeur en personne et qu'il avait rendez-vous avec lui.
• Qui dois je annoncer? demanda le vigile,
• Dites lui simplement qu'il s'agit de Raja...Emile Raja!
La réponse ne se fit pas attendre et deux hommes en costume sortirent précipitamment de l'ascenseur, pressant le pas dans sa direction.
Le premier, après l'avoir fixement observé, l'air dubitatif, questionna: «Vous êtes....?» et avant qu'il ne finisse son interrogation, Philippe sortit de sa poche intérieure un document en papier parcheminé sur lequel on pouvait lire: Lauréat du Prix Goncourt 2007, Joseph Azarov alias Emile RAJA, pour son roman «Les bruits de la mer».
Désemparés, désolés d'avoir affiché tant de méfiance, les deux journalistes s'excusèrent à plate couture, faisant remarquer tout de même qu'ils n'attendaient pas une personne ayant cette allure.
Ils invitèrent Philippe à les suivre et se dirigèrent vers un studio d'enregistrement.
Tout en marchant, il leur posa les conditions de l'entretien: pas de photographe, de caméra. L'entretien ne devait pas être diffusé en direct, au risque de se retrouver nez à nez avec une flopée de journalistes à ses trousses. Et d'admirateurs encombrants. Après une longue traversée de couloir, ils entrèrent dans une pièce entièrement calfeutrée avec une grande table plantée en son milieu.
Feignant une assurance rare, Philippe balayait du regard, les moindres détails de cette boîte autoclave farcie de micros qui s'inclinaient vers lui. Derrière une vitre qui prenait la longueur de la pièce, un ingénieur du son, aux manettes, faisait des gestes de synchronisation. Une charmante hôtesse disposait des fiches sur la table.
Conscient du moment solennel qu'il allait vivre, devant les deux journalistes médusés, Philippe se redressa, rassembla tout ce qui était en son pouvoir pour jouer son personnage. Il n'y avait plus de place pour l'imagination, il était devenu l'acteur principal d'un rôle que l'on venait de lui confier.
Il prit une profonde respiration et pensa fortement au vieil homme, en espérant qu'il serait à la hauteur de la revanche qu'il aurait aimé prendre.
Après avoir présenté ce qui fera l'objet d'un énorme scoop, mais plus encore, qui devrait rester comme un événement radiophonique, le directeur de Radio France s'excusa de la légèreté de son accueil mais, par un compliment adroit, il avoua qu'il avait été surpris par l'âge de l'écrivain. Il le croyait plus âgé, au regard de son écriture, de la qualité de ses réflexions.
Philippe se préparait à passer un concours, redoublant de concentration, investi d'une mission, celle d'être à la hauteur de l'événement. Flore l'habitait dans un coin de sa tête.
Une lumière orangée se mit à clignoter et une voix sourde annonça: «Dans trente secondes c'est à vous! Pensez à éteindre vos portables»!
Un silence absolu régna dans la pièce. Les secondes s'égrenèrent rapidement. La musique de la suite n°3 pour orchestre de Bach, prit petit à petit sa place dans le fond du studio, discrètement. Le préposé à la table de mixage fit un signe de la main pour lancer l'émission et la première question fusa comme une balle de fusil.
• Bonjour, Emile Raja. Ravis de vous accueillir. C'est un immense honneur que vous nous faites. Mais pourquoi entretenir ce mystère, alors que la gloire vous attend au coin de la rue?
• (hésitation) J'étais, il y a à peine dix minutes en train de converser agréablement avec un chauffeur de taxi qui m'amenait ici. C'était très agréable, parce que sans artifice. Alors la gloire, je préfère la vivre loin des paillettes et des caméras, chez l'homme peut-être moins cultivé, mais qui n'a pas assez de malice pour me mentir.
• Un auteur a besoin d'un public...et le public a besoin d'auteurs, non? de les voir!, de les connaître!.
• Je préfère quand on met un H à auteur. Vous savez, un auteur est comme une mère qui vient de mettre au monde un nouveau né et là est tout le paradoxe: l'effet mère sera-t-il plus fort que l'éphémère? Et cette gloire que vous faites miroiter, m'encombre, me calibre. Je lui préfère ma plume...qui m'aide à m'envoler!
• Comment regardez vous le monde actuel?
• Comme vous! Mais je ne l'interprète pas de la même manière. En somme, nous habitons le même village, la Terre, mais pas le même quartier. L'être humain devrait se répéter à longueur de journée, ce mot:Terrien, Terrien, Terrien.....cela le rendrait plus humble et plus noble à la fois. Autrefois, les Anciens disaient que le monde changeait, mais que les idées restaient; il serait temps d'envisager le contraire: changer les idées dans un monde qui reste!
• Que préconisez-vous Emile Raja?
• Rien! Je m'en garderai bien! Vous voyez, que par votre question, vous participez à m'attribuer une capacité que je ne mérite pas. C'est comme cela que l'on fabrique les Dieux, les idoles. Au fait....Dieu, quelle était son idole?
Philippe se sentait transcendé. Plus les questions pleuvaient, plus il se sentait à l'aise dans le pardessus du vieil homme.
◦ Et que pensez-vous de la Femme que vous décrivez si bien? enchaîna le journaliste.
◦ La Femme est pour moi, une ruse de la Nature! Pour que l'Homme puisse entrer dans le monde avec sensibilité et délicatesse.....à condition toutefois que l'on puisse compter sur lui pour changer les choses! J'ai peur qu'elle soit aujourd'hui obligée de le suppléer, quand ce n'est pas de le précéder. La Femme descend du songe, paraît-il...elle serait bien inspirée d'y retourner!
L'entretien se poursuivait sans relâche. Les journalistes tenaient une pépite, et voulaient en exploiter le filon.
Le deuxième journaliste fit signe de la main pour prendre le relais. Après un dernier regard sur sa fiche il interrogea:
• Mais enfin, Emile Raja, qui êtes-vous? D'où venez vous? Où allez vous?
Philippe en entendant la question, s'était redressé sur son siège, visiblement agacé. Le journaliste ayant pris cette réaction comme une intrusion dans la vie privée de l'écrivain, lui renvoya un sourire d'excuse. Philippe joua de la situation et laissa planer volontairement un grand silence. En réalité, il prenait son temps pour construire rapidement un historique qui ne soit pas pris en défaut, et n'abîme pas l'image qu'il gardait d'Emile Raja.
Sa mémoire lui imposa rapidement les souvenirs d'un stage qu'il avait dû faire, à l'étranger, et dont il conservait intact les lieux géographiques, les lumières, les émotions et les prouesses architecturales qu'il étudiait.. Que de bons moments vécus et qui conservaient malgré le temps écoulé, une saveur particulière.
Philippe se racla la gorge, fixa le journaliste dans les yeux, et repartit à l'abordage, porté par la colère d'Emile...(ce prénom qui commençait obstinément à pénétrer jusque dans sa chair.)
• A votre question, posée abruptement, je pourrais, en me moquant, répondre comme l'a fait Pierre Dac: «je suis moi, je viens de chez moi et j'y retourne». On a d'ailleurs, nous, les écrivains, beaucoup à apprendre des humoristes. Mais je répondrai surtout à la question: « D'où venez vous?» qui suffira à expliquer tout le reste.
Je viens d'un endroit qui porte encore les stigmates de ses souffrances endurées sous les dominations, russe, allemande et soviétique. Un quartier qui depuis 1998 s'est proclamé République, un quartier qui a bercé mon enfance, pas loin d'un central du KGB, c'est tout dire. Un quartier singulier, où les marginaux avaient élu domicile. Un quartier où l'on ne s'aventurait pas. La Bohême en quelque sorte, avec ses rues pavées, ses coupe-gorges, ses squats miteux, malfamés, ses venelles sombres où la mort rôde à tout instant, s'ornant d'un drapeau où figure une main à la paume trouée, qui rappelle que l'homme ne possède rien.... mais aussi ses pommiers garnis de fruits que l'on déshabillait, ses potagers qui nous permettaient de survivre, et le doux murmure de la Vilnia qui câlinait mes après midi...Vous avez trouvé? interrogea Philippe.
C'est là que j'ai usé mes fonds de culotte, appris la vie dans toutes ses flamboyances, ses extravagances, ses morsures et ses violences. C'est là que j'ai su ce que LIBERTE voulait dire, ce que misère laissait espérer en dignité humaine, ce que faiblesse pouvait inventer pour devenir force. C'est dans le quartier d'Uzupis, à Vilnius, en Lituanie, que j'ai commencé à bâtir celui qui est en face de vous. En secret. Avec une féroce envie d'écrire, non pour raconter, encore moins pour me raconter! Non pour écrire une aventure, mais pour raconter l'aventure d'une écriture, ouvrir la cage aux mots pour qu'ils puissent prendre leur envol.
Placé sous le feu roulant des questions, Philippe jetait un œil discret sur la pendule placée en haut de la porte du studio. La grand aiguille gambadait allègrement et il pensa soudain à Flore qui l'attendait.
Philippe prit le parti d'écourter ses réponses et de montrer ostensiblement une certaine lassitude. Il ne se priva pas, toutefois, de saisir les occasions pour asséner son ressenti et ses convictions «Rajaniennes.»
Il retrouva le fil de ses dernières lectures qu'il agrémenta d'un assaisonnement très personnel.
• Les abeilles, les fourmis, puisque vous me demandiez «où vais-je?», savent-elles où elles vont? A part leur réflexes ancestraux, elles sont des idiotes individuelles et des génies collectifs. Elles sont capables, collectivement, de trouver le chemin le plus court vers la source qui permettra de rapporter de l'énergie à la ruche, à la fourmilière. Par contre l'Homme, est un génie individuel....mais un idiot collectif. C'est là que le progrès devrait justifier l'intérêt qu'on lui porte!
Mais il y a des sujets qui me préoccupent en ce moment et qui vont sûrement nourrir les trames de mes futurs romans. Comme, par exemple, donner à tout le monde, sans exception, le droit d'avoir des droits. Ce n'est pas suffisant de dire que l'on habite dans le meilleur des Mondes pour certains, si l'on peut rendre le Monde meilleur...pour tous les autres!
L'Avenir n'est écrit nulle part...il est à écrire, et comme disait Gabriel Garcia Marquez:« N'attendez rien du XXI° siècle, c'est le XXI° siècle qui attend tout de vous.»
Pour finir, ( Philippe précipitant l'interview) je pressens le crépuscule des grandes passions (il repensait à la tirade de Flore sur l'amour) l'installation d'une apathie croissante, et fais le constat, qui m'inquiète, du paroxysme de l'indifférence, de l'essoufflement d'une démocratie qui ne résonne plus parce qu'elle ne raisonne pas!
Quant au talent que vous me prêtez, avec intérêt, je le concède, permettez moi de le tempérer en me remémorant ce que disait Jules Renard: «Si j'avais du talent, on m'imiterait. Si l'on m'imitait, je deviendrais à la mode. Si je devenais à la mode, je passerais bientôt de mode. Donc, il vaut mieux que je n'aie pas de talent...» Est ce pour cela que vous m'avez invité? lâcha-t-il malicieusement.
Cela faisait plus d'une heure et demie que Philippe répondait aux questions, quand il décida de couper court. Il enleva le casque de ses oreilles, se leva, signant la fin de l'émission. Rapidement le Boléro de Ravel vint occuper l'espace sonore du studio, et les deux journalistes décontenancés, rangèrent leurs fiches consciencieusement, mais visiblement satisfaits du scoop qui allait faire sûrement grand bruit.
Sans plus attendre, à la limite de l'impolitesse, Philippe s'engouffra dans les longs couloirs de la Maison de la Radio, planté de ses deux gardes du corps qui le poursuivaient, le sollicitant pour d'autres rencontres, des responsabilités d'émissions littéraires, des rendez- vous réguliers.
Philippe sans se retourner, harcelé jusqu'à la porte, sortit sans se retourner, laissant ses deux accompagnateurs qui l'avaient accueilli du bout des lèvres, médusés par cette attitude peu académique, et s'empressa de rejoindre Flore.
Lorsqu'il poussa la porte de l'appartement, les bagages étaient rangés. Des livres en souffrance se trouvaient étranglés par la fermeture éclair d'un énorme sac. Le couloir regorgeait de vêtements de toutes sortes. Flore avait adopté la tenue de la parfaite sudiste: bermuda lavande, chemisier jaune noué à la ceinture qui la rendaient plus rayonnante encore.
Elle lui sauta au cou en disant: « Mon amour, j'espère que tu as passé une matinée tranquille. Tu ne peux pas savoir à quel point je suis heureuse!
Enfin des vacances ensemble, loin des contraintes. Rien que nous....que pour nous!
J'ai trouvé une destination qui va te plaire: c'est... on ne peut plus au sud. Une petite ville pleine de charme, avec une plage magnifique collée contre la montagne comme deux amoureux qui ne veulent pas se séparer...Un bijou! Dans un écrin de rêve.
Partons vite!»
Sur la route, au milieu des champs de blé de la Beauce, une de ces routes qui trace à perte de vue un sillon qui se jette dans l'horizon, Flore et Philippe chantaient à tue-tête. Les vitres baissées, respirant à plein poumon l'air enivrant de la campagne ils se régénéraient dans cette nature obstinément horizontale: de légères croupes, minuscules, froissaient avec peine, par endroit, le long tapis blond qui se déroulait devant eux.
Philippe était exténué. Les montées d'adrénaline du matin, l'avaient paradoxalement asséché: mais il dégustait la sensation d'avoir fait ce qu'il pouvait.
Bien sûr Emile (ce serait dorénavant son prénom de scène) aurait survolé le débat d'une façon magistrale, mais il n'y aurait pas mis plus de mordant et de dignité...et cela suffisait à son bonheur.
Le rythme endiablé d'un rock à la radio contrastait avec l'attitude de la petite voiture de Flore qui flânait sur la route: on aurait dit qu'elle s'assoupissait, comme Philippe d'ailleurs, dans ce paysage épanoui mais uniforme.
Du coin de l'oeil, il surveillait la jauge d'essence et pensait à passer le relais, pour goûter à une sieste réparatrice.
Un sonal court et aigu vint interrompre le déhanché saccadé de Flore, au milieu d'une chanson, sans préalable.
Une voix féminine, enjouée, annonça: « Si l'on vous dit: Oppression...Si l'on vous dit Liberté, Les musiques de la mer... Courir la vie... L'autre, rien que l'autre..., vous aurez bien sûr reconnu le talentueux écrivain Emile Raja!
Eh! Bien, nous avons l'extrême plaisir de vous faire entendre l'interview aussi rare que lumineuse, qu'il nous a donnée ce matin, dans le plus grand secret.
Nous sommes très fiers de vous la proposer, dès maintenant. Pour vous satisfaire, et sans plus attendre! Nous avons pour l'occasion bousculé tous nos programmes.
Contrairement aux autres radios, vous pourrez en entendre la totalité: une heure et demie de pur bonheur! Nous la passerons en boucle toute la journée!»
Alors ne manquez pas ce rendez-vous exceptionnel.»
Depuis quelques secondes, Flore avait arrêté de se trémousser. Elle restait clouée sur son siège, bouche bée, buvant les paroles de l'annonce comme une prise de vitamines. Elle suffoquait. Les mots qu'elle venait d'entendre résonnaient dans sa tête, et son regard se perdait au dessus de la campagne, loin, dans les derniers nuages noirs qui glissaient sur l'horizon .
Après un long moment de surprise, tout émoustillée, elle se tourna vers Philippe et lui jeta un regard interrogateur:
• Mais Philippe....Tu as entendu? dit-elle de sa voix chargée d'émotion. On va entendre Raja, tu te rends compte.... l'inégalable Emile Raja! Je n'en reviens pas!!!
Tout excitée, et d'une voix câline, qui se veut convaincante, elle ajouta, «Tu veux bien qu'on l'écoute, mon chéri? Il est donc bien vivant. C'est donc bien un homme que le talent a rempli...et non une illusion!!!»
Philippe acquiesça lentement de la tête, faussement indifférent.
• Quel bonheur de vous avoir tous les deux en même temps, murmura Flore en se calant sur l'épaule de Philippe.
Une légère bruine, soudain, portée par une brise discrète, depuis les asperseurs d'un champ d'orge, vint s'écraser sur le pare brise et fit sursauter Philippe, légèrement assoupi.
Il jugea le moment opportun pour arrêter la voiture, le long d'un maigre ruisseau qui murmurait sous les saules.
Sans plus attendre, il prit la place du passager, ajusta son siège à ses dimensions, étira ses longues jambes, inclina le dossier et confia la conduite à Flore.
Elle prit joyeusement le volant à pleines mains, baissa un peu le son du poste, sans perdre le moindre mot, de la moindre phrase, des moindres secondes, qui suivirent. Enclenchant la vitesse sans ménagement, elle lança à Philippe qui commençait à baisser ses paupières « Dors mon chéri, je te réveillerai à Argelès, au son d'une mer nourricière....qui nous attend!»
Philippe ferma définitivement les yeux, l'oreille tendue vers la radio, et s'endormit au son …...de sa voix.