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La fenêtre est entr'ouverte, et le rideau blanc se gonfle de la brise matinale, voulant sans doute regagner le large. Un rai de lumière, échappé des persiennes, danse sur la joue de Julien, encore endormi. Pendant qu'à deux pas de là...la mer chuchote son inlassable refrain sur l'estran humide.
Tout doucement, la chambre aux murs grossièrement chaulés commence à retrouver son éclat. On devine une commode boitillante, rehaussée par des taquets saillants, une vieille penderie qui a du mal à cacher son âge, et un christ, bras en croix au-dessus du lit, pour confirmer le dénuement de la pièce. Au sol, des lattes de bois disjointes, signalent par moment leur présence, par des craquements discrets, tandis qu'un plafonnier, retenu par trois chaînes métalliques, se balance comme un encensoir...au gré des rentrées marines.
Au loin, une église, à peine sortie de la brume, lance ses cloches sonner les sept coups du matin. Un canard sauvage, sûrement en retard à son rendez-vous, peste en passant près de la fenêtre.
Julien sursaute. Il cherche désespérément le réveil de sa main, qui obstinément se dérobe à lui. Ne le trouvant pas, il essaie rapidement de se défaire des draps tirebouchonnés autour de ses jambes pour se redresser sur le lit. Il se débat, puis se ravise....en souriant...conscient d'avoir cédé à des réflexes inconditionnels qu'il s'était promis d'abandonner à Paris.
Il est vrai qu'à cette heure-ci, habituellement, il court après sa rame de métro, direction La Défense, fonce dès l'ouverture des portes, s'agrippe à la barre métallique comme un naufragé, pour ne pas être emporté par la houle humaine, et attend en apnée, entre le jeune cadre, la serviette serrée sous le bras, la cravate chahutée dans la bousculade, la secrétaire au tailleur coloré, le chemisier légèrement échancré, le commis de cuisine mal réveillé, quelques lycéens excités et un groupe de chinois, curieux de découvrir le célèbre quartier d'affaires. Et puis confiné, il doit subir l'interminable périple, faisant alterner sombres tunnels et lumière crue des stations. Dans une odeur de graisse recuite. Pour finir, le plus souvent, par l'escalade des quinze étages, évitant les ascenseurs bondés et une course dans les longs dédales, pour pouvoir enfin s'affaler dans son fauteuil. Ouf ! Mais non ! J'avais oublié la sonnerie du téléphone, insistante, qui vient immanquablement me rappeler, ironiquement, que la journée de travail....commence à peine.
Tous les matins, quelquefois même le dimanche, Julien céde à ce rituel. Il est sûrement le seul grand patron à se l'imposer.
Maintenant, par contre, Julien va pouvoir déguster ce moment apaisé : quand le temps a le temps, quand il n'a plus de prise sur lui, quand personne ne l'attend et qu'il n'attend personne. Quand la seule rencontre prévue est avec Dame Nature, cette belle demoiselle toujours fière et apprêtée, sans rancune pour ceux qui l'ont offensée.
C'est pour vivre ce moment-là, qu'il avait remarqué, lors d'une escapade, cette vieille baraque grise, posée sur un îlot. Au premier regard, elle lui avait paru flotter sur l'eau, égarée entre mer et étangs. Poussée par les vents, ayant perdu sa route, elle semblait se cramponner au talus, en faisant craquer ses planches de bois,perclues de rhumatismes. Elle était là. Plantée. A attendre. Attendre. Attendre que la mer lui ramène ses enfants, ceux qui avaient sombré au large, une nuit de tempête.
Attendre les retours triomphants des pêcheurs épuisés, leurs bateaux regorgeant de poissons, quand ils chantaient jusqu'au petit matin en faisant vibrer sa carcasse. Attendre encore et encore, parfumée par la brise, qu'un marin de passage vienne la voler à la mer. Julien pensait plutôt qu'elle guettait l'aventurier, celui qui lui conterait de belles histoires pour qu'elle puisse enfin refermer ses volets et doucement s'endormir. C'est un rôle qui ne lui déplairait pas, peut-être, pensa-t-il !
Une volée de bécasseaux bruyants, virevoltant au-dessus du toit voûté, eut raison de son hésitation : quand, pattes tendues vers l'avant, ailes déployées vers l'arrière, ils vinrent le frôler pour se perdre dans le bouquet d'arbrisseaux, juste derrière lui. Ils sont venus me saluer, ...peut-être même me souhaiter la bienvenue , pensa-t-il.
Puis Julien était reparti, à regret, son sac sur le dos, se promettant de revenir, un jour, écouter les concerts des après-midi d'une faune, n'en déplaise à Debussy....sans canards, bien sûr, pensa-t-il malicieux.
Julien s'extirpe enfin du lit, ouvre en grand les volets bleus. Une lumière violente inonde la pièce et lui fait cligner les yeux. Il aspire deux grosses bouffées d'air iodé, s'étire bruyamment, puis s'accoude à la fenêtre pour apprécier le paysage. Ses paupières sont encore lourdes.
Il n'a pas beaucoup dormi et ressent la fatigue d'une longue année de travail acharné et le long trajet de la veille. Hier soir, en arrivant à pied depuis la gare, exténué, il est resté longtemps sur la terrasse à regarder fixement la lune, se laissant bercer par le ressac.
Julien avait toujours été fasciné par ce point lumineux qui le toisait, la nuit, lui faisant des clins d'œil, entre les deux hautes tours qui encerclaient son immense appartement. Pas un point final, qui s'enorgueillirait de mettre un terme au règne du soleil. Ni un point d'exclamation qui dénoterait un désir d'autorité. Non, plutôt un point d'interrogation, pensait-il. Ne serait-ce pas une ballerine, accusant par sa rondeur, un excédent de poids, qui serait moquée par les danseuses étoiles, au point de ne sortir que la nuit, en cachette ? Pourquoi tant de timidité ? Ne devrions-nous pas lui rendre sa liberté pour qu'elle puisse aller danser dans l'espace sur la ballade d'Offenbach composée en son honneur ?
Face à Julien, un voilier au mât effilé, se penche jusqu'à toucher son reflet dans l'eau. Un brin d'écume, barbouille de blanc le dos des vagues. Au loin, un vol de flamands roses traverse le ciel en traçant de leurs corps graciles des lignes horizontales sur un horizon encore taché d'orange.
Pour mieux s'énivrer de l'air frais et humide, il traverse la chambre et ouvre l'autre fenêtre qui donne sur le côté. Maintenant son regard se perd dans le camaïeu de bleu confectionné par les étangs. Par endroit, quelques rayons de soleil, prisonniers, essayent en vain de s'échapper, laissant dans leur fuite, un long filet verdâtre dans l'eau impassible. Deux hérons cendrés pataugent et délicatement lèvent haut leurs pattes. Sans un bruit ils font des pointes, pour ne pas réveiller le voisinage…ou bien ils s'éclipsent après une soirée arrosée ? Tout au bout du chemin de terre, une montagne de sel grisâtre lui barre l'horizon.
Se yeux courent partout. Pour ne pas perdre une miette du spectacle. Un spectacle permanent certes, mais dont il n'y a qu'une représentation : celle de l'instant présent. Pas question de se laisser distraire !
Les yeux et les oreilles à l'affût, son attention est toutefois attirée à sa droite par un chien qui fonce à toute allure de l'autre côté de l'étang le plus proche. Lors de sa course folle, quelques foulques dérangées, peinent à prendre leur envol au ras de l'eau. Ce manège amuse Julien. Il observe ce chien
jeune d'apparence, infatigable qui prend son élan sur la berge pour mieux sauter dans l'eau, à la poursuite d'un colvert ou d'un goéland qui paresse encore, dans une gerbe d'éclaboussure. Nullement découragé, il sort sa truffe de l'eau, trace un sillon à la surface de l'étang et regarde à regret les oiseaux encore une fois lui échapper. Il en aboie de rage. Surtout qu'au passage au-dessus de sa tête, ils ne se privent pas de lâcher un cri moqueur. Inlassablement le même scénario se répète, avec la même énergie, la même chute, la même issue. Ou presque...car un cri aigu venant de l'arrière de la baraque, vient de retentir, en même temps qu'une silhouette, que Julien devine plus qu'il ne voit, glisse derrière le vieux figuier. Immédiatement, comme par miracle, le chien sort de l'eau, s'ébroue dans un halo de gouttelettes, et vient à la rencontre d'une longue chemise parme, échancrée, sur laquelle coule une longue chevelure brune. Trop loin pour en distinguer plus. Il devine en plissant ses yeux, une silhouette féminine qui avance pieds nus sur le chemin, la tête baissée, sûrement pour éviter les cailloux, et repoussant d'une main les assauts répétés du chien trempé. Après quelques zigzags, il remarque que la silhouette fait une halte, et se penche dans les roselières. Elle en extrait avec force, ce qui ressemble à un vélo, qu'elle enfourche, et disparaît au loin flanquée de son fidèle compagnon.
La scène avait été si brève et si inattendue que Julien se demande s'il n'a pas rêvé. Surtout que par moment, avec la réverbération du soleil sur le miroir de l'étang la silhouette laissait place à une boule illuminée qui l'éblouissait, au point de ne plus pouvoir la fixer.
D,où venait-elle ? ? Comment se fait-il que sa seule présence, telle une feuille morte tombant sur l'eau, vienne troubler l'atmosphère ?
Comment une seule présence, pouvait déplacer son centre d'intérêt, alors qu'à Paris, au contact de centaines de personnes tous les jours, il restait impénétrable ? Mais la solitude qu’il recherchait ne se traduit pas forcément par le refus de l'autre, réfléchit-t-il...c'est peut-être simplement accepter l'autre comme autre. La preuve, c'est qu'il aimerait bien mettre un visage sur cette silhouette. Peut-être même qu'il aurait envie de l'aborder, lui parler. On n'est pas trop de deux au paradis, imagina-t-il en souriant.
Pensif, Julien a failli rater la descente de l'échelle de meunier qui débouche sur la salle multi- fonctions. L'idée de dévorer un petit déjeuner copieux, accompagné d'un café fumant lui redonne de l'énergie. Sur la planche de bois posée sur deux tréteaux en pin, qui trône au milieu de la terrasse, abritée par une canisse, confiture d'abricot, beurre, pain grillé et céréales se font concurrence.
Tout en mangeant, Julien fait provision des couleurs matinales et notamment des bleus qui s'étalent devant lui, à perte de vue. La mer reprisée par endroit de fil blanc, et le ciel azuré, tacheté de nuages ouatés se livrent une lutte sans merci, jusqu'à ce que, au loin, l'horizon les sépare.
Mais enfin, pourquoi le bleu est-il une couleur froide ? Se demande-t-il alors que pour lui c'est la couleur de l'été, la couleur des vacances, la couleur de sa région...mais surtout la couleur des yeux de son premier amour. C'est dans les yeux du visage de cette douce adolescente qu'il en a vu passer toutes les nuances. Depuis le bleu lavande du premier regard langoureux, au bleu nuit de la séparation, en passant par le bleu saphir des promesses et le bleu électrique de la déchirure. Sans parler de ces bleus à l'âme, qu'il n'a jamais réussi à panser, depuis.
Un bruit sourd, insistant, attire son attention : c'est son téléphone portable qui se met à vibrer, faisant des sauts de puce sur la table de fortune.
Julien hésite un moment, puis prend l'appel.
• Allo ?
• Bonjour Monsieur Portal c'est....
• Denise, j'avais dit de ne pas me déranger, répond sèchement Julien
• Je sais. Ce sont vos deux adjoints qui demandent en urgence vos arbitrages.
• A quel sujet ?
• Le remplacement de votre secrétaire, en congé de maternité, et surtout votre avis sur un énorme projet d'investissement qui nous est arrivé par télex, cette nuit.
• Je ne serai de retour que dimanche soir. Dites à Anna et Peter de m'envoyer les éléments du dossier. Quant à la secrétaire…
• Ils proposent, la fille de Mr Ralinger, celui qui vous prête l'appartement que vous occupez à Monte Carlo.
• Qu'ils règlent ce problème ! dit rapidement Julien et avant de raccrocher, sur un ton plus plaisant, ajoute : je vous aime bien Denise mais, s'il vous plaît, oubliez-moi !
Julien n'avait donné aucun indice concernant son lieu de résidence. Il imagina les réactions de ses collaborateurs, s'ils apprenaient la vérité. Qui, dans sa boîte, penserait, que je choisisse un séjour dans une baraque en planches alors que l'on m'offre un appartement luxueux sur la Côte d'Azur ? Qui pourrait comprendre qu'à la place d'une station prisée je préfère un endroit désert ; un havre de paix où je suis incognito, plutôt qu'une fourmilière de gens pressés qui ont hâte de s'afficher pour se convaincre qu'ils ont de l'importance. Qui choisirait comme moi, un monde grand ouvert sur la nature, à un grand monde, fait d'artifices qui finissent au feu. Une paire de baskets et un sac à dos plutôt qu'un bolide vrombissant aux chromes étincelants ? Un tee-shirt délavé, plutôt que l’armure d'un costume sur mesure tombant sur une chemise au col empesé ? Qui ?
Ils croient encore que c'est grâce au droit, à la finance, même à la médecine, que l'on vit…alors que c'est pour la poésie, la beauté et l'amour que l'on vit.
Le soleil poursuit sa chevauchée dans le ciel : toujours plus haut, toujours plus chaud.
Il est temps pour Julien de partir à la découverte des environs.
Casquette vissée sur la tête, lunettes de soleil soigneusement posées sur le nez, le sac sur le dos, il s'engage dans le long chemin poussiéreux, puis après quelques mètres, vire à gauche, longe le chenal qui va buter au pied des cabanes de pêcheurs.
Quatre barques plates se balancent sur l'eau, somnolentes, des filets aux mailles serrées, accrochés à des flotteurs en liège, s'étirent sur des palettes de bois. Un vélo rouillé dort entre deux nasses en rotin. Le bout du monde, pour un reste de civilisation.
Julien aperçoit Raymond, assis sur une chaise en paille, derrière une vieille balance à aiguille, pour peser le poisson. Il s'approche de lui et discrètement lui murmure : « Merci d'avoir rempli mon frigo. Il y a tout ce que j'aime. Je te revaudrai ça ! » dit-il en continuant son chemin. Flatté par le compliment, Raymond lui répond : « De rien, monsieur Julien, c'est avec plaisir. On vous attend ce soir. On fait une moulade entre copains. » Julien continue sa route, acquiesce de la tête et lève le pouce en l'air en guise d'acceptation.
Après avoir traversé la passerelle tremblante qui enjambe le chenal, il s'engouffre dans un sentier bordé par deux hauts talus. C'est comme s'il découvrait l'envers du décor : la nature avait changé de parure. Une herbe verte court sur la lande, les fossés sont à sec, et la vigne montre le bout de son nez à flanc de coteau. On ne sentait même plus les embruns, ni les relents d'e l'eau saumâtre, par endroits des étangs. Un parfum de pins et de fruits mûrs semblait sortir de terre.
« Tiens, le vent a tourné casaque », constate Julien. Si ce n’était ce héron cendré qui plane au-dessus de sa tête, on ne devinerait pas que la côte est proche.
Julien, en observant les vignes, au passage, remarque que la récolte cette année sera abondante à voir la taille des grappes qui s'échappent des feuilles pour se dorer au soleil. Il connaît bien les cépages pour avoir vendangé avec ses parents quand il était encore étudiant. Il sait reconnaître le carignan, le cinsault, le grenache, le mourvèdre, la syrah et s'étonne de ne plus trouver de l'aramon, comme autrefois. Quant au muscat il ne manque pas au passage de lui rendre hommage en le dégustant avec gourmandise.
En arrivant à l'orée d'un bois de pins, il devine en haut, sur une colline, une tour rongée par le temps qui fait le guet sur la plaine. Il décide d'aller y pique-niquer même si le trajet paraît long et tortueux. C'est ce genre de défi que Julien se donne : c'est comme cela, avec vigueur et opiniâtreté qu'il avait grimpé dans sa boîte, au nez et à la barbe des anciens qui lorgnaient le poste depuis longtemps. Les coups fourrés, les crocs en jambes, les intrigues, et les clans n'avaient pu stopper l'énergie et l'intelligence de ce blanc bec peu soucieux des convenances et des menaces. Et pourtant face à la jalousie, Julien avait maintes fois évoqué « la guerre du feu ». Pourquoi se battre leur disait-il, puisque le feu est une de ces rares richesses que l'on peut aller chercher chez le voisin et ramener chez soi sans rien lui avoir pris. Mais lassé, par tant d'entêtements, il finissait par leur dire que pour faire la paix et d'abord la vouloir…il faut y croire !
Il ne lui manquait plus qu'à suivre les flèches indicatives pour arriver au sommet.
La chaleur, et la pente rude le mettaient en nage et il dut faire plusieurs haltes pour se réhydrater.
A un sentier en lacets, succéda une montée des marches aux pierres glissantes. Heureusement une rampe accompagnait le dénivelé. Enfin, dégoulinant de sueur, Julien arriva au sommet. La vue était saisissante. A sa droite, la mer, le port, les canaux et toute la côte languedocienne. Devant, les étangs, et la structure du village et à sa gauche, le massif de La Clape.
Julien se mit rapidement à l'abri de ce qu'il restait de la tour du X° siècle. Il toisait les salins, ces monticules de sel aux flancs blanchis par les pelles mécaniques venues les mordre sur les côtés. Il avait une impression de grandeur, de pouvoir dominer, de s'extraire de la vie horizontale qui bruissait à ses pieds. Le grand air l'énivrait et il inspirait à plein poumons, en fermant les yeux. Comment ne pas comprendre Icare se saoulant d’espace, voulant monter toujours plus haut. Posant son sac à dos sur une roche, Julien déballa tout ce qu'il avait embarqué.
Comme narrateur, je profite que Julien après un bon repas se soit assoupi sous un pin parasol pour vous parler de lui…sans qu'il l'entende.
Il est né dans un village qui sommeille au fond de la panse héraultaise. Un village qui fut à la fois mère nourricière de ses rêves, mais aussi souricière, le tenant en otage dans ses rues sinueuses, maladroites, où le soleil n'a pas d'amis, si ce n'est quelques ombres qui chuchotent leur vieillesse.
Ce village anthropophage, lance dans les airs une énorme et à la fois légère Collégiale, sur la grande place faire le guet sur la plaine narbonnaise. Cet état d'éveil permanent lui a valu sans doute de contrarier le téméraire, de dissuader le passant, de détourner la curiosité des touristes en mal de découverte, vers d'autres lieux.
Ce lutrin écrasant de noblesse, aux créneaux dentelés, aux gargouilles menaçantes garde jalousement en secret de précieux trésors qu'il réserve aux villageois. Son clocher, imperturbable métronome, scande le temps, et lui rappelle qu'il a rythmé sa vie dix-huit années durant.
La vie s'y écoule sans faste, comme les filets d'eau claire des fontaines publiques que récoltent les cruches d'étain. Sa respiration s'accélère seulement aux abords de la grande clairière, découpée dans une forêt de maisons agglutinées : au pied de l'église, sur la grande place, c'est là qu'on l'entend respirer, à plein poumons.
Julien avait pour habitude d'échapper à ses entrailles. D'une seule course, il grimpait jusqu'au vieux pont de pierres, qui fait le dos rond sur le Canal du Midi. Il pouvait rester des heures à observer les péniches : elles glissaient avec une infime discrétion sur l'eau verdâtre, faisant éclater des vaguelettes en gerbes de mousse. C’est là qu'il écrivait ses poèmes. Un en particulier, dont il se souvient encore. Son professeur de français, Mr Pouech, l'avait affiché au fond de la classe.
De mémoire c'était à peu près ceci :
C'est par coquetterie, que le vieux pont de pierres
De festons de mousse maquille ses artères,
Fourbu mais généreux, il prête encore le flanc
Aux maladroits bateaux qui glissent nonchalants.
Déchirent de l'étrave, la verte serge,
Semant des rides qui vont gifler les berges.
Tous les matins, dans ce miroir magique,
Il revoit son enfance, le temp idyllique,
Quand il s'épanchait pour quelque lavandière,
Le tablier noué, l'amour en bandoulière,
Quand les barcarolles des couples amoureux,
Venaient se réfugier, à l'ombre de sa voûte.
Pour un baiser, une déclaration, sans doute ?
Avant de rejaillir, brusquement au soleil,
Inondées de bonheur, habitées de merveilles.
C'est dans son cœur qu'il coule, son plus fidèle ami,
Mais ne s’arrête point... le Canal du Midi.
Messager de la mer, il porte ses présents,
Vers des rivages d'or, qu'habite l'Océan.
Cette distinction lui avait valu, un regard particulièrement tendre, de la part de Mylène, déjà petite femme aux grands yeux en amande, au nez retroussé, criblé de taches de rousseur…mais aussi le regard noir de Serge qui lui faisait une cour assidue.
Pourtant, sa tête, c'était Jeannette qui l'habitait
Elle séjournait dans l'antichambre de ses pensées. Patiemment. Sans précipiter les choses, elle arrivait à lui parler dans son sommeil, mais seulement pour lui dire des choses agréables. Ses mots tendres, ses éclats de rire assaillaient sans précaution son pessimisme naturel, jusqu'à ce qu'il rende les armes. Paradoxalement, plus elle se serrait contre lui, et moins il étouffait.
Alors que le village, dans son bain de vapeur, s'étirait paresseusement dans une moiteur contenue, on devinait la concurrence exercée par les deux éléments sur-naturels: en haut, le Canal du Midi, comme lieu de passage, pour sa force d'attraction, sa fraîcheur, le jour. En bas, le village et sa flèche pointée vers le ciel, comme refuge et repli stratégique pour mieux affronter la nuit. Pour l'un, l'horizontalité humble, tenace et reptilienne. Pour l'autre la verticalité altière. Pour l'un la voie de communication. Pour l'autre, la communication des voix. L'un pour l'eau d'ici, l'autre pour l'au-delà aurait pu même ajouter subtilement Bernard le cafetier.
Julien jouait de cet antagonisme et faisait enrager Jeannette, lui soutenant qu'elle était des quartiers hauts et lui des quartiers bas. Comme dans certaines tragédies classiques la fin de leurs amours morganatiques serait forcément épique. Jeannette lui soutenait que rien ne pourrait les séparer.
Ensuite Julien rejoignait ses fidèles amis: Jeannot, le finaud, André le téméraire. C'est Jeannot qui avait eu l'idée géniale d'attacher à la plus haute branche d'un platane patriarche, un câble robuste, dont la boucle à l'autre extrémité allait friser l'eau. Il ne restait plus aux casse-cous, qu'à s'élancer de la butte de terre, au dessus du chemin de halage, les mains accrochées à la liane d'acier, le pied droit à l'étrier....et à tournoyer dans les airs avant d'être englouti en un clin d'oeil, dans l'eau verdâtre. Le plus souvent, allongé dans un tapis de feuilles et d'herbes sauvages, une brindille entre les dents, Pierre notait la qualité des plongeons: sévère...mais impartial. Il tenait compte de la figure effectuée et de la hauteur de la gerbe d'eau soulevée.
En fin d'après midi, il redescendait jusqu'à la grande place par le «chemin des dames»: une venelle brisée qui frétillait entre les vignes dorées. C'est là, dit-on, dans cette sous-pente abritée du vent, piquetée de fleurs jaunes, que de belles demoiselles ont posé leur tablier de lavandière, leur bac en zinc rebondi de chemises et de pantalons, et dépenaillées, ont abandonné leur vertu dans la musique d'un mince filet d'eau qui suinte. C'est là que le soir, il aimait retrouver Jeannette.
Il s'installait ensuite sur un banc, toujours le même, sous la tignasse des platanes et regardait le va et vient des joueurs de boules. A côté de Louis, le vieil instituteur, réduit au rôle de spectateur, tant il avait le dos vermoulu par des rhumatismes déformants.
Louis était un conteur désespéré, jamais rassasié, toujours en quête de fantastique, d'irréel, jouant avec les mots, avec une extrême élégance. Il disait souvent que la radio et surtout la presse, comme son nom l'indique, sont des sprinters qui courent contre la montre. Moi, je préfère les phrases endurantes qui laissent le temps aux mots de faire connaissance: il faut d'abord qu'ils s'aiment avant de se faire aimer!
Les journées d'été se passaient ainsi....jusqu'à ce mémorable 20 Juillet 2000. Non pas à cause du XX1° siècle naissant, ni à la fin d'un millénaire passé qui fait reverdir des prophéties anciennes, mais parce que le destin de nos deux adolescents allait changer de couleur.
Cet après midi là, la place sur le banc aux côtés de Julien resta désespérément vide.
Julien avait compris qu'il devrait continuer la route sans lui. Louis avait jugé sûrement qu'il était capable d'affronter l'existence, droit dans les yeux, sans fléchir.
Pourtant Julien aurait aimé qu'il sache que le brevet en poche, il venait de réussir le concours d'une école prestigieuse et qu'il allait déménager à Montpellier.
Mais avant de partir, Julien se demanda si Louis, ne lui avait pas laissé comme héritage un message. C'eût été, par une histoire, sa façon discrète de tirer sa révérence. Dans tous les cas elle restera gravée au plus profond de sa mémoire .
«C'est l'histoire d'un vieil homme, qui, à l'article de sa mort, appelle ses trois fils à son chevet. Je ne suis pas assez fortuné, leur dit-il, je n'ai pas assez de bien pour diviser en trois ce que je possède. J'ai donc décidé, de donner tout ce que j'ai à celui qui fera preuve d'intelligence et d'habileté.Vous trouverez sur votre table de chevet, une pièce de monnaie; prenez- la, et celui qui, avec cette pièce, pourra acheter de quoi remplir la case, aura tout.»
Drôle d'énigme, avait répondu Julien, en l'écoutant.
Il poursuivit:« Le premier, acheta de la paille mais avec la pièce de monnaie, il ne put acheter de quoi remplir la case qu'à moitié. Le second acheta des sacs de plumes, mais ne parvint pas non plus à remplir la case.» Un long silence précéda la suite. Louis observait Julien dans sa réflexion. Il semblait suivre dans ses yeux le parcours qu'il empruntait, comme le Petit Poucet, les petits cailloux qu'il avait disséminés. Et ce silence avait valeur d'interrogation. Julien se devait de proposer une solution pour le troisième fils qui devait avoir vraisemblablement la solution.
Julien bafouilla: «ça doit être quelque chose qui n'est pas matériel?» interrogea-t-il sans grande conviction. Louis sourit, apparemment satisfait de la proposition. et continua sur le même ton:« Le troisième, enfin, acheta un seul objet: une bougie. Il attendit la nuit, alluma la bougie, et emplit la case de lumière.»
Julien rumina longtemps cette histoire... sans vraiment pouvoir la digérer.
Louis voulait-il me rappeler la primauté de l'intelligence? en me conseillant d'en faire grandement usage. Me montrait-il que même pauvres, nous portons en nous une richesse considérable? Que l'histoire de l'humanité est un passage de flambeau d'une génération à une autre? Ou tout simplement qu'il sentait que sa dernière heure était proche et que je devais prendre la suite....d'où le recours à la lumière...et sa symbolique. Que tout problème avait une solution?....
La disparition de Louis n'allait pas être la plus grande émotion de la journée: il fallait encore, que Julien annonce la nouvelle, à Jeannette..... Il redoutait ce moment.
Depuis l'école primaire ils avaient fait route commune, partageant leurs joies et leurs peines, leurs centres d'intérêt. Ils avaient insufflé, avec une bande de copains un élan de fraîcheur, d'enthousiasme, avec l'insouciance et l'énergie d'une jeunesse dont le village avait bien besoin.
Après le repas du soir, Julien rejoignit la grand place où Jeannette faisait les cent pas. Après s'être assuré que les regards n'étaient pas braqués sur eux, il l'embrassa furtivement, lui prit la main et l'entraîna à travers le dédale des ruelles. Jeannette resplendissait de fraîcheur: son chemisier rose, bien rempli, sur sa jupe courte et frémissante aux caprices du vent, prolongeait parfaitement son visage d'ange éclairé par ses yeux, d'un bleu éclatant, Quand elle marchait, elle avait quelque chose de différent des autres: non pas son allure légère, ni sa démarche désinvolte qui se soucie peu de la mode, ni son rire qui fleure bon l'air pur....Non, tout simplement, Jeannette ne savait pas qu'elle était belle. Elle ne voyait pas les révérences des soupirants qui se pressaient autour d'elle en se consumant d'envie. Son pôle d'attraction c'était Julien, son Julien, sur lequel elle bâtirait sa vie. Elle aimait l'aimer...un point c'est tout!
Désolé, mais j'entends Julien qui sort de sa sieste.
Donc je reprends ma plume de narrateur. Je vous conterai la suite plus tard, si je peux!
Julien se frotte les yeux et en regardant sa montre, constate qu'il s'est assoupi une bonne heure. Il contemple le paysage qui s'offre devant lui, sans obstacle.
A ses pieds, la mer s'étale à n'en plus finir et flirte avec la lagune. Il devine, au loin le toit cabossé de la baraque qui cache une petite plage de sable qu'il n'avait pas vue depuis la terrasse: une anse protégée par une butée de terre, recouverte d'herbe verte. C'est de là que sortait la silhouette, pensa-t-il.
S'il voulait se baigner et profiter encore du soleil, il devait entamer la descente. Mais cette fois, il éviterait les lacets et filerait tout droit à travers les vignes en suivant les ornières tracées par les tracteurs. Julien mouilla sa casquette avant de la recoiffer, et se faufila dans les rangées de ceps, alignés comme des soldats au garde à vous.
Il retrouva le chemin engoncé entre deux talus et se précipita sur la plage qu'il avait découverte du haut de la colline. Quelle ne fut pas sa surprise de marcher sur du sable fin, agréable, et de découvrir un bunker qui fermait l'anse de mer, masqué par un mur en béton, avec une entrée dérobée sur le côté. Un tapis herbeux lui faisait un chapeau et ajoutait à son camouflage.
Curieux, Julien s'aventura en rampant à l'intérieur de l'abri: sur deux vieilles planches de bois disposées en croix séchaient un maillot deux pièces, rouge et noir et une serviette de plage barriolée. Par une meurtrière, la lumière venait éclairer un amoncellement de cailloux, bouteilles vides, journaux et une bâche noire recouvrait en partie ce qui ressemblait à un coffre métallique dont il pouvait voir des lettres écrites sur la tranche: J§J.
Julien rebroussa chemin et fonça dans l'eau tout habillé, se rafraîchir les idées.
Il n'en ressortit que bien plus tard, à la tombée de la nuit. Il avait profité du silence du lieu: la plage était déserte. Seul un véliplanchiste venait quelquefois virer de bord, pressé de repartir. A tel point que Julien se débarrassa de ses vêtements et continua sa baignade, tout nu. Le soleil s'empalait sur la pointe du figuier. Au dessus de la colline, des vergetures orange et jaune zébraient le ciel. Il était temps de rentrer et d'aller participer à la fête au village des pêcheurs.
Julien fut vite prêt: il prit une douche rapide, puis il sauta dans un bermuda bleu marine, enfila une chemise en lin vert pâle; un coup de peigne, et le voilà fringant à nouveau. Après avoir raflé une bouteille de champagne dans le frigo, pour ne pas arriver les mains vides, il mit la main sur son téléphone, qui s'éclaira. Un rapide coup d'oeil lui confirma qu'il avait un message de sa boîte.« Plus tard» dit-il tout haut. Il mit le portable dans la poche en pensant qu'il allait lui servir de lampe torche, si lui même n'était pas torché, pensa-t-il en s'esclaffant.
Sur le chemin poussiéreux il découvrit une nature différente, aux formes plus en relief. Le crépuscule lui donnait un charme nouveau: les plaintes des oiseaux, se faisaient plus tendres, les talus plus accueillants, et son pas crissant quelquefois sur du gravier résonnait dans le soir. Les dernières cigognes rentraient pour passer la nuit derrière la rizière. Et toutes sortes de petits bruits lui tenaient compagnie pendant le trajet. Il n'était pas seul, La nuit s'empressant de jeter son voile noir, Julien sortit son portable pour suivre son chemin.
Celà lui rappela plein de souvenirs. Quand le soir, au village, toute sa bande partait faire, dans les ruelles les plus sombres, le tustet: en occitan un «tustet» c'est le heurtoir; tuster, c'est frapper. En effet beaucoup de maisons, surtout les maisons de maîtres, des riches propriétaires, disposent d'un heurtoir, soit en forme de main, soit en forme d'anneau. Le jeu consistait à attacher une corde à ce heurtoir et en tirant fort, réveiller la maisonnée pendant qu'ils se cachaient et observaient le spectacle. Quelques habitants compréhensifs se doutaient de la supercherie et les invitaient à boire un coup de vin blanc aux premières heures du matin. D'autres comme Alphonse, le charbonnier, n'appréciait pas du tout qu'on l'importune. C'est donc, chez lui, qu'un soir, nous nous sommes retrouvés, évidemment. Jeannot avait eu l'idée d'intercaler un bout de laine dans la longue corde que l'on allait tirer. Il se méfiait des réactions d'Alphonse qui aurait pu sortir et nous confisquer la corde ou remonter jusqu'à nous en tirant dessus. Surtout qu'il habitait dans une impasse.
Nous tirâmes une première fois....Rien ne se produisit!...Une deuxième fois....Aucun effet. Mais Alphonse devait préparer son coup, car à la troisième fois, il sortit précipitamment avec un fusil à la main en gueulant:«Alors les gars, on fait moins les malins maintenant!» en braquant son arme dans le noir vers un ennemi inconnu. Heureusement que Jeannot avait tout prévu. Il tira la corde d'un coup sec, le morceau de laine cèda, Eric rembobina la corde et nous pûmes détaler sans attendre. Ouf!« Il faudra envisager une autre stratégie» proposa Serge.
Une douce musique signala à Julien qu'il devait arriver aux abords du chenal. Une lumière sur sa droite lui indiquait le village de pêcheurs. Il s'en approcha et put admirer la splendeur du site, un joyau posé délicatement dans un écrin. Une guirlande de lumières multicolores se balançait en cadence entre deux baraques, et sur une longue table, trois lampes tempêtes s'affrontaient. On se serait cru sur un bateau susspendu dans les airs, bercé par une douce brise caressante, En s'approchant, il croisa trois filles et comprit d'où venait cette musique qu'il avait entendue: l'une grattait la guitare, pendant que les deux autres essayaient tant bien que mal, de caler les paroles en rythme.
Il les salua en passant et elles répondirent en choeur:«Bonsoir Mr Julien»!
Quatre hommes, parmi lesquels Raymond le pêcheur, encerclaient un brasier où une pyramide de ceps de vigne crépitaient avant de s'affaler dans de hautes flammes. De l'autre côté du chenal, deux chiens se disputaient la carcasse d'un ballon de football, en grognant.
Julien s'approcha du feu pour suivre le déroulement des opérations. Munis d'une sorte de houe avec un long manche, les hommes étalaient la braise, pour ne faire qu'un grand rectangle incandescent. Lorsque les ceps furent brûlés, ils apportèrent une grande plaque en tôle, aux bords relevés et la déposèrent sur la braise. Puis rapidement ils déversèrent le contenu de deux énormes poubelles de moules et les répartirent sur la plaque. Sous l'effet de la chaleur, les moules s'ouvraient et libèraient l'eau de mer qu'elles contenaient. Puis, Raymond d'un geste rapide, ordonna de soulever légèrement un côté de la plaque, en prenant des précautions, pour évacuer une partie de l'eau des moules. Ensuite, il prit un grand broc, où étaient mélangés du pastis, de l'huile d'olive, de l'oignon, du thym et le renversa sur les moules en criant :«A table!».
En un clin d'oeil tout le monde était assis autour de la plaque brûlante, avec du pain et de l'aïoli à volonté.
«C'est délicieux!» dit Julien en savourant. Le claquement d'une bouteille débouchonnée amorça les présentations faites par Raymond.
«Alors ça, c'est du vin blanc de Georges qui a une propriété en sortant du village, A côté de lui c'est Laurent, éleveur, qui fait du fromage, de la charcuterie, des jus de fruits: c'est le mas à la sortie, direction l'autoroute, et enfin Gabriel l'ostréiculteur, propriétaire de la ferme conchylicole au bout de la passe, près du phare. Ah! J'oubliais.... ma fille Eliane à la guitare, et ses deux copines Gaëlle la blonde et Julie, la brune. Elles viennent tout juste d'avoir le bac.»
« A votre santé et à votre réussite» dit Julien en levant son verre.
La dégustation se prolongea car Raymond jeta sur la plaque encore chaude des lamelles de seiche et quelques calamars. Du bout d'une pique, il s'amusait à les faire glisser et de temps en temps les retournait délicatement.
Les bouteilles de vin circulaient de l'un à l'autre et Julien remarqua qu'elles avaient du mal à faire un tour complet sans être suppléées par une nouvelle. La chaleur du foyer et de l'atmosphère encourageaient à boire.
Trop préoccupé par la cuisson des aliments, Julien n'avait pas dit mot. Il se contentait en affichant un sourire radieux et des gestes d'approbation, de faire savoir qu'il prenait du plaisir.
C'est Georges le premier qui brisa le silence. «Julien, est ce que tu aimes le vin du coin?
• Bien sûr. Je vis à Paris mais je suis d'à côté. De l'Hérault, plus précisément, et j'ai eu l'occasion de faire les vendanges lorsque j'étais étudiant. Le vin d'ici je le connais et l'apprécie.
Raymond reprit le flambeau en introduisant Julien. «Il apprécie les bonnes choses....la preuve, c'est qu'il a atterri dans ce trou perdu, loin de la civilisation?»
«Cette fois passons à table!» ajouta Raymond. Les trois filles en occupèrent prestement un bout, pendant que Georges ramenait dans ses mains une énorme tarte aux pignons, spécialité du village.
«Goûtez-moi ça!» lança-t-il, triomphant, en posant sur la table une bouteille de muscat de St Jean de Minervois et la bouteille de champagne que Julien avait ramenée.
Pendant que Laurent s'appliquait à couper des parts égales, les trois filles commencèrent à chanter dans leur coin: aux premiers accords Julien apprécia et reconnut la musique de Francis Cabrel. Il s'ajouta au trio tant il appréciait cette chanson, et cette denrée rare qu'elle véhiculait : la fraternité. Elles l'accueillirent en souriant et lui laissèrent une place à leurs côtés. Puis en choeur tous les quatre entonnèrent :
« Moi j'ai des îles, j'ai des lacs
Moi j'ai trois poissons dans un sac,
Moi, je porte un crucifix
Moi, je prie sur un tapis
Moi, je règne et je décide
Moi j'ai quatre sous de liquide
Moi, je dors sur des bambous
Moi, je suis docteur marabout
Et nous sommes,
Des hommes pareils.
Plus ou moins nus sous le soleil
Blancs, noirs, rouges, jaunes, créoles
Qu'est ce qu'on vous apprend à l'école
S'il y manque l'essentiel?
Semblables jusqu'au moindre atome
Vous, vous êtes.... et nous nous sommes....
Ce quatuor, nouvellement constitué, ne fut guère apprécié des deux chiens qui se mirent à aboyer au point de couvrir le chant. Au bout d'un moment, n'y tenant plus, Julie se mit à pousser un cri strident qui stoppa net les aboiements. Le jeune chien aux oreilles grises, teintées de noir, baissa la tête et vint dans notre direction, docilement, pour s'allonger aux pieds de Julie.
Julien resta sans voix un instant. Il avait reconnu le cri de la «silhouette». C'était donc elle, Julie, qui sortait de la petite plage, derrière la baraque.
Il se mit soudain à la dévisager, plus en détail. Elle avait un visage fin, de grands yeux bleus sur lesquels descendaient en vrille des cheveux noirs, qu'elle repoussait régulièrement. Agréable et à l'aise, elle proposait un beau sourire, laissant entrevoir une dentition parfaite. C'est surtout sa voix qui intriguait Julien: elle avait des sonorités, des intonations qui lui rappelaient quelqu'un. Mais qui?
Julien décida de lier connaissance avec Julie, par l'intermédiaire de ses compagnes.
«Que comptez vous faire après le bac? interrogea-t-il.
Moi, dit Eliane, je voudrais faire des études de droit...Moi plutôt dans l'enseignement, continua Gaëlle, pensive. Et toi Julie? demanda Julien impatient. Elle marqua un temps d'arrêt et finit par dire: « plutôt dans le social ou le médical. Il faut vite que je me décide car je suis prise dans les deux voies.»
«Et, dans le médical, ce serait pour être médecin, ou pharmacien, ou...?» questionna encore Julien
« Je me vois bien chirurgien, répliqua Julie. Je sais que la chirurgie reste une spécialité encore majoritairement masculine, alors que la médecine générale est désormais presque paritaire. Cela me donne encore plus envie de m'y engager.»! finit-elle un brin provocatrice.
« Dois- je y voir une revendication féministe, avança Julien prudemment?»
« Non . Peut-être contribuer modestement à voir la médecine autrement. Un regard de femme...»
Julie parlait avec beaucoup d'assurance, éclipsant par une présence affirmée, ses deux camarades.
Il fallut que Laurent revienne à la charge pour que Julien, à regret, regagne sa place avec les adultes.
-Comment vous vous êtes rencontrés ? demanda Laurent, en faisant un signe de tête vers Raymond.
C'est d'ailleurs lui qui prit la parole:« C'est tout simple: je venais de charger sur le 4x4 les nasses à anguilles quand je suis tombé nez à nez avec un cycliste, apparemment perdu. Il cherchait la route de Narbonne Plage. Julien opinait de la tête. Puis il me demanda s'il n'y avait pas quelque chose à louer dans ce coin magnifique; quelque chose au calme, Et en rigolant je lui ai montré ma vieille baraque, au bois vermoulu, au dos cabossé. Il me prit au mot et voulut à tout prix la réserver. Je croyais qu'il plaisantait. On a échangé nos numéros de téléphone et voilà ….c'est tout!
-Vous travaillez à Paris? Dans quelle branche? interrogea Georges
-Dans une socété de financement pour de grandes réalisations immobilières,
Julien restait prudent et économe des informations qu'il donnait.
Les bouteilles de muscat défilaient sur la table et il commençait à ressentir la fatigue. Les quatre complices exerçaient leur curiosité à tour de rôle, Julien esquivant toute question personnelle.
Il était tard. Laissant sur leur faim les « quatre mousquetaires», il s'excusa de ne pouvoir rester plus longtemps, prit congé en les remerciant chaleureusement, et en précisant qu'il avait rarement eu un accueil aussi sympathique, aussi naturel.
Avant de partir, Raymond demanda « Au fait, monsieur Julien, vous partez quand?» Il répondit, en hésitant... « Heu, dimanche !» Les quatre hommes se regardèrent brusquement, et Julien perçut quelque chose d'étrange dans leurs regards. Il continua, gêné, :«Cela vous dérange?...Ce sera sûrement dimanche en début d'après midi.». Raymond en bafouillant, sembla tenter une justification: «Non, non,.. cela ne nous dérange pas. On est plutôt habitués à ce que les touristes partent le samedi».
Julien longea le chenal d'un pas tranquille. Il respirait à pleins poumons une forte odeur de roui qui montait des étangs. Il remarqua que la lune s'écrasait en un gros point lumineux qui s'effilochait en branches grisâtres qui gondolaient à la surface de l'eau fripée. De temps en temps, un léger clapot signalait que les gros poissons étaient en chasse derrière les petits gardons d'étain, ou qu'un canard plongeait bec en avant à la recherche d'une nourriture. Dans un silence énivrant, il s'amusait de cette « Petite musique de nuit» jouée discrètement par les animaux, emmitouflés dans le grand manteau noir. Plus feutrée que celle imaginée par Mozart. Le ciel tout étoilé participait aussi à la fête: une gerbe de lucioles éblouies cherchaient l'étoile du berger pour ne pas s'égarer, pendant que la mer, tout près, composait sa ritournelle.
Il vira sur sa gauche, empruntant le sentier engoncé, lorsqu'il fut rejoint par Julie, perchée sur son vélo, son chien à ses côtés.
«Tu ne restes pas à la fête ? » lui lançe Julien, en se retournant.
Julie descend de vélo et le pousse à la main:« Non, c'est la bonne heure pour s'éclipser. Les quatre copains, adorables, vont picoler et commencer à devenir insupportables avec leurs vannes foireuses.
-Tu habites où?
-Dans le cœur du village avec ma mère. D'ailleurs elle devait être là ce soir, mais elle était à la mairie, pour assister à une réunion sur l'aménagement du territoire.
Julien sortit son portable pour éclairer le chemin. Il se tourna vers Julie et découvrit un visage finement ciselé qui se découpait dans la nuit et, derrière une mèche de cheveux, un petit nez en trompette qui se relevait fièrement. Quelques taches de rousseur, discrètes, se perdaient sur ses pommettes,
«Tu as l'air d'apprécier la musique; tu en fais?» demande Julien
- Oui, je suis en troisième cycle au conservatoire. J'en joue à la maison. Il m'arrive de faire des quatre mains avec ma mère.
- Alors, tu fais partie, toi aussi, de ceux qui ont contribué à la disparition des éléphants. On les chassait pour récupérer l'ivoire que l'on retrouve sur les touches de piano, lance Julien en souriant.
- Non!!! Je suis écolo jusqu'au bout des ongles ! C'est vrai ce que vous dites?
- Oui, mais rassure toi. Je suis aussi dans ton cas. J'ai besoin d'autres vibrations, le soir après le boulot. Des vibrations qui vont amadouer les mauvaises ondes de la journée.
D'ailleurs, pour te consoler, sais-tu, qu'après avoir été exploités, les éléphants viennent écouter du Bach?
«C'est un pianiste qui fait danser les éléphants blessés sur des musiques de Chopin et de Bach, poursuivit Julien. C'est en Thaïlande que Barton,- c'est son nom- est devenu «l'homme qui jouait à l'oreille des éléphants.»
• Juste retour des choses! acquiesça Julie.
• Je pense que les animaux, même sauvages, ne sont pas à l'abri de la solitude.
• Et pourtant vous, reprit Julie, c'est bien cela que vous êtes venu chercher.
• Oui tu as raison, même si je ne suis pas un animal ordinaire, enfin je crois, dit-il en rigolant. Cela fait partie de mon équilibre. Au contraire, moi je souffre d'un trop plein de sollicitations, d'un maelstrom permanent. Je suis venu changer de rythme pour pouvoir jouer ma vie pianissimo, sans fausse note, si je puis dire!
• Je comprends....mais pourquoi ici?
Un lapin, curieux, vint se planter dans le faisceau de lumière, nous regardant fixement; puis il tourna le dos négligemment, laissant entrevoir son pelage gris clair et par petits bonds regagna tranquillement le fossé de l'autre côté du chemin. Julien prit une longue respiration avant de répondre, en la fixant dans les yeux.
• A la verticalité de la ville je suis venu chercher l'horizontalité d'une nature qui s'ouvre à moi sans retenue. L'air «millésimé» d'une région où l'eau et la terre font bon ménage. Un endroit que les oiseaux ont choisi en fins connaisseurs. En voyant passer les cigognes tout à l'heure, j'ai compris pourquoi on les avait associées à notre naissance: elles acheminent vers nous tout ce qu'il y a, de vie, d'innocence au sens riche du terme, de fraîcheur et d'avenir. Si seulement l'humanité savait lire ces signes de la Nature!
Julie avait du mal à faire rouler son vélo droit, tant elle était subjuguée par les propos écologiques de Julien. Si seulement certains villageois pouvaient entendre ce discours, pensait -elle.
Julie voyait arriver le carrefour où ils devraient se séparer. Elle redoubla de questions.
• Que pensez-vous du mouvement écolo actuel? Allez y, je suis prête à tout entendre.
• C'est un sujet de dissert que tu me proposes? Il faudrait des heures pour répondre. Je crois que la réflexion sur la Nature est très ancienne. Les présocratiques en parlaient déjà. Mystérieuse d'abord, puis on va commencer à l'expliquer pour pouvoir agir sur elle et éventuellement l'améliorer. A mon humble avis, égoïstement, l'être humain n'a pensé qu'à son avantage, qu'il a appelé progrès! Pourrait-on enfin, penser autrement la Nature! Est-elle devenu ce paradis perdu que l'on a négligé? La notion d''anthropocène devrait être toujours d'actualité. L'être humain est-il le seul à être la mesure de toute chose?..». Julien tourna la tête vers le bout du sentier et ajouta, pensif: « plus intimement, je viens entretenir ici, pour répondre à ta question, la nostalgie d'une adolescence passée: les poèmes des grands auteurs qui berçaient mes rêves, mes pensées, mes idéaux....mais ça n'a aucun intérêt, pour toi finit-il pour ne pas s'épancher.
Julie buvait ces paroles et avait complètement oublié que sa mère l'attendait.
• Jolie cours de philo. en peu de mots. C'est votre matière, peut-être.?
• Pas du tout, répliqua Julien, en éclatant de rire.. Je suis dans les finances, l'économie....hélas! ....dit-il en soufflant, tout en fermant les yeux.
Ainsi s'acheva leur première rencontre. Julie fila sur son vélo, fendant la nuit avec sa lampe à l'avant, zizzaguant dans le chemin et Julien satisfait d'avoir rencontré une jeune fille pleine de vie, de curiosité, d'énergie, comme il l'était à cet âge là.
Dès qu'il arriva à la baraque, après un dernier coup d'oeil au ciel, pour voir s'il ne surprendrait pas une étoile filante porte bonheur, il monta dans la chambre et s'affala sur le lit pour un repos mérité. Las, en se séparant du téléphone, il vit qu'il avait plusieurs messages de sa boîte. « Non, non et non! Ils attendront demain» pesta-t-il ! »
La balade nocturne en charmante compagnie, le repas festif qui finit par une discussion impromptue, la douceur d'une nuit qui s'allonge dans le ciel, transportèrent Julien dans son passé d'adolescent. Dans son sommeil, il revit ses retrouvailles avec Jeannette au fond d'une ruelle, sous la lumière bienveillante d'un vieux lampadaire pour faire un point. C'est lui qui le premier, commença, hésitant, à prendre la parole. «Je suis finalement reçu au concours et vais devoir faire mes études à Montpellier, lui asséna-t-il, sans ménagement, mais avec une crainte certaine.»
A' sa grande surprise, Jeannette ne parut pas décontenancée, comme il le craignait. Au contraire elle se serra contre lui, en le félicitant et l'embrassa langoureusement.
Puis elle lui répondit posément:« je me doutais que tu serais reçu... mais cela fait quelques jours que ma mère, prétextant qu'elle ne pouvait plus s'occuper de moi, a décidé de me placer dans un internat du côté de Mazamet. Je savais qu'on allait être séparés. Je n'ai pas voulu t'en parler, mais ça fait une semaine que je ne dors pas. Cela va être dur, pour moi de ne plus te voir, tous les jours..»
Julien comprit alors, pourquoi il trouvait que Jeannette avait changé: elle était moins enthousiaste, passait de longs moments, perdue dans ses pensées, et restait souvent la tête sur son épaule, sans un mot. Julien se remémora les mots de Cyrano qu'ils avaient appris par coeur: «C'est dans un baiser toute l'âme qu'on frôle, et rien ne sait le poids d'un front comme une épaule».
« L'amour, c'est l'un qui souffre et l'autre qui regarde, et je fus toujours l'autre, et cela, je le garde» semblait-elle interroger. dans ses silences. Elle en attendait une réponse. Elle ne se fit pas attendre: «C'est la nuit qu'il est beau, de croire à la lumière, et ma lumière...c'est toi, uniquement toi.» lui répondit-il, faisant allusion aux devoirs sur E.Rostand, qu'ils avaient écrits ensemble.
Décidément, le verbe partir s'avérait plus difficile à conjuguer que le verbe rester, pensa Julien. Mais il n'oubliait pas qu'il fallait passer à l'action, sortir son village de la torpeur qui le paralysait. Faire preuve d'imagination, cette petite flamme qui avait éclairé la case éthiopienne dont avait parlé Louis. L'important n'était pas de tout réussir, mais d'échapper au rien. Un désir d'adolescent. De bousculer l'histoire. La meilleure façon de réaliser ses rêves, avait-il lu dans un livre de Paul Valéry...est de se réveiller. Vivre.... devait être autre chose que vieillir,
C'est à partir de ce moment-là, sous la houlette de Jeannette et Julien que toute la bande donna un souffle nouveau au village, en faisant preuve d'imagination. Les élus municipaux virent d'un bon œil, les initiatives proposées: la course aquatique sur le Canal du Midi, du pont de pierres jusqu'aux épanchoirs, le bal des mixités avec des personnes d'âges différents, le concours des quartiers qui devait opposer pétanqueurs, footballeurs, chars fleuris, le karaoké en trio, le plus beau costume pour les enfants de moins de six ans, le meilleur plat cuisiné, testé par des restaurateurs qualifiés, la réunion de musiciens pour former un ensemble musical qui se produirait tous les samedis soirs sur la grand place...Ils n'étaient pas en panne d'idées, à tel point qu'il avait fallu créer un conseil de réflexion au sein de la bande, puis passer au vote pour ne pas s'éparpiller.
Trois longues années de lycée plus tard ils se retrouveront pour fêter leur bac.
Ce matin, la mer était en colère. De lourds rouleaux venaient s'écraser sur le rivage, et s'étalaient en tapis de mousse blanche. Julien ouvrit les persiennes et fut étonné de surprendre la Nature dans un déshabillé vaporeux apporté par le vent marin. Quelques déchirures, dans cette parure, laissaient entrevoir des nuages, comme des grains de beauté, qu'elle cherchait pudiquement à cacher. Des paquets de brume montaient des étangs et se dispersaient dans l'ascension.
Julien décida d'attendre, avant de partir en exploration.
Il récupéra son téléphone et se mit à consulter les messages qui s'entassaient depuis son départ de Paris. Surtout des appels de copains, qui l'encourageaient à faire la fête, de ses collaborateurs qui l'enviaient de se prélasser à Monte Carlo tout en précisant que c'était une détente méritée, tant il avait fait pour la boîte. Il remarqua rapidement le message d'hier qui était accompagné d'un dossier marqué CHMM.
Il en prit rapidement connaissance et au fur et à mesure de sa lecture, opinait de la tête, lui trouvant un réel intérêt. En résumé, ses collaborateurs, sans rentrer dans les détails soulignaient le côté grandiose de l'entreprise et la chance pour la «boîte» de monter en puissance. Ce n'est pas tous les jours que l'on vous propose un chantier qui court sur cinq années, avec la perspective de contruire un complexe hôtelier entouré de quatre vingts villas. Celà ne devrait pas être compliqué d'être épaulé par de grandes entreprises de bâtiment public, relayées par les artisans locaux., imagina-t-il.
Julien entrevit les cinq prochaines années, à suivre ce dossier de près, à en voir la réalisation, la sortie de terre de tout un petit village...mais pour l'instant, il fallait déjà qu'il donne son accord. A la fin du message une phrase spécifiait qu'il devait prendre contact avec une dame dont le numéro de téléphone était noté.
Dans un premier temps il envoya à Denise un texto laconique: OK pour moi.
Le voile de brume s'estompait, reculant sous les assauts des rayons de soleil. Une odeur de terre fraîche remontait du sentier et le ballet des échassiers avait repris; les pélicans de leurs becs longs et larges remplissaient leurs poches, les cols verts de leurs pattes palmées plongeaient en bascule à la recherche de nourriture avant d'aller s'abriter dans les prés salés. L'eau des étangs virait au vert.
A travers les branches du figuier il remarqua une tache brune qui se déplaçait et semblait sortir du bunker. Un bruit sourd de moteur, porté par le vent marin arrivait jusqu'à ses oreilles. Il descendit en vitesse l'escalier de bois, et partit se cacher sur la terrasse, derrière les montants d'un auvent. En se penchant sur le côté il vit une barque plate se balancer sur l'eau, avec un homme tenant le gouvernail et un autre vêtu de noir montant à bord. Sans plus attendre, le bateau changea de cap pour repartir vers le chenal.
Julien était intrigué par cette arrivée soudaine, fendant un brouillard qui redoublait à nouveau et décida d'aller fouiner dans le bunker.
Il déjeuna en vitesse. Surveillant les alentours, il se faufila jusqu'à la pinède en passant par le sentier côtier, pour ne pas marcher à découvert. Il voulait s'approcher du bunker sans se faire remarquer.
Etait-ce une interprétation de sa part? L'impatience de revenir sur les lieux qu'il n'avait pas suffisamment explorés? Ou bien avait-il vraiment observé l'empressement avec lequel la manœuvre avait eu lieu? Il fallait qu'il assouvisse sa curiosité.
Il arriva sur la plateforme herbeuse, se laissa glisser doucement dans l'eau jusqu'à la taille. Un rapide coup d'oeil par la meurtrière lui confirma qu'il n'y avait personne de caché. Il contourna le ventre bétonné du bunker et rentra par l'ouverture dérobée, sur le côté.
Une toute petite lumière pénétrait à l'intérieur, tant le ciel s'était à nouveau obscurci. Julien avança prudemment vers le fond qu'il avait simplement effleuré du regard la dernière fois. Sous une bâche bleue, en plastique, il trouva le coffre qu'il avait déjà vu, et qui coinçait contre le mur un gros sac en toile de jute marron. Apparemment il devina qu'il s'agissait de vêtements usagés ou de vieilles tenues dont on s'était peut-être débarrassé. Julien fut étonné, car il ne se souvenait pas de ce sac.
Avec son portable il fit un peu de lumière et s'aventura de l'autre côté d'un tas de gravats. Un sac de ciment, bedonnant, aiguisa sa curiosité. Il souleva les cagettes en bois posées dessus, et l'entrouvrit.
Quelle ne fut pas sa surprise de découvrir un pack de six briques de lait, deux régimes de bananes et des paquets de fruits secs.
De sa lampe torche, il balaya la pièce du sol au plafond à la recherche d'autres indices. Rien de plus, que des graffitis indécents aux murs et le bikini rouge de Julie, peut-être, qui se balançait au vent.
De peur d'être surpris, il prit rapidement le chemin de retour.
Julien se posa sur la terrasse et se donna un temps de réflexion avant de se lancer dans d'autres découvertes.
Quel lien y avait-il entre le fugace passage du bateau, et ce qu'il venait de découvrir ?
Pourquoi avait-on entreposé des réserves dans un endroit aussi sordide ? Quelqu'un se fait-il livrer des provisions ? Le personnage sur la barque qu'il avait aperçu, avait-il profité de l'imposante brume, pour venir près de la côte ? Savait-il que quelqu'un était dans la baraque et pouvait le surprendre ? Y aurait-il un repas envisagé sur la plage... mais alors pourquoi des briques de lait ? Est-ce quelque chose d'illicite qui se trame au point de venir en catimini ?
Julien commença à échafauder toutes sortes de scénarii dans lesquels il serait involontairement mêlé. Plus il réfléchissait et plus il imaginait des histoires rocambolesques, dans lesquelles il aurait un rôle important à jouer. Voire déterminant.
Une nouvelle fois cela le transportait dans son adolescence. Il aimait construire des situations avec ses copains, distribuer des rôles à chacun, puis leur présenter le puzzle de ses réflexions. C'était chaque fois une nouvelle aventure : certaines réussies, d'autres ratées, à cause des imprévus. Mais toutes finissaient par une franche rigolade entre copains.
Sauf une. Elle est d'ailleurs restée dans leurs têtes et a fait trembler tous les villageois lorsqu'ils en eurent connaissance.
C'était un soir, sur la bretelle qui menait au centre du village, perpendiculairement à la route nationale. Il faisait une nuit noire, percée des lumières de quelques vieux lampadaires, au loin. On devinait à peine les hautes hampes des projecteurs qui encadraient le stade de rugby, à proximité. La route était étroite, sinueuse, bordée de fossés surélevés qui marquaient le début des vignes.
L'endroit avait été minutieusement choisi : cachés dans le feuillu des vignes, toute la bande pourrait observer la situation sans être vue.
Le jeu consistait à poser au milieu de la route, un carton haut et solide - ancien emballage d'un réfrigérateur - dans lequel on avait suspendu une torche. Les ouïes découpées dans l'habitacle laissaient passer une lumière crue et bizarre qui lui donnait l'allure d'un martien. Il suffisait de tirer doucement sur une corde pour l'animer...et attendre « le client » du soir… Pendant les longues attentes, nos joyeux compères faisaient un match de foot sur la route... jusqu'à l'alerte donnée par Eric qui était chargé de la surveillance.
« Voiture ! » cria -t-il subitement. Effectivement, deux phares distincts se profilèrent à l'horizon. Tout le monde regagna son poste en un éclair. Certains, planqués dans les cyprès qui bordent le stade, les autres allongés dans la vigne, prêts à intervenir.
La voiture roulait doucement au vu du temps qu'elle mit pour arriver jusqu'à eux.
André en plaisantant lança : « ça c'est un papé, qui s'endort au volant ».
Elle prit le virage au ralenti et vint se caler contre la marionnette illuminée. Il en sortit, contre toute attente, un gros bonhomme, fringant, qui s'avança vers « le martien » et s'esclaffa de rire en découvrant la supercherie. Avant de remonter dans la voiture, il lança à la cantonade : « Pas mal les gars, mais ce serait mieux si vous l'aviez peint en noir ». Sans précipitation, il repartit lentement en contournant l'obstacle.
L'effet escompté n'avait pas fonctionné.
Julien convoqua les membres de la bande et proposa de changer d'endroit. Pour que l'effet de surprise soit plus grand, il proposa de déplacer le « théâtre des opérations » plus près de la sortie du virage. Il éparpilla sa troupe dans des endroits stratégiques et rejoignit Jeannette en haut, dans la vigne. Une longue attente allait suivre. Peut-être une bonne heure.
Jusqu'à ce qu' Eric, par un code défini, annonce l'arrivée d'une voiture à grande vitesse. Effectivement, on entendait au loin le vrombissement d'un bolide et l'on put suivre les deux phares fendre la nuit, en slalomant depuis l'embranchement. Le bruit du moteur arriva tout d'un coup, rond et sonore, à la sortie du tournant, suivi d'un crissement de pneus.
Une voiture basse, apparemment, s'immobilisa à quelques mètres du carton.
Les minutes qui suivirent furent palpitantes. Tous les regards convergeaient vers cette boule éclairée, plantée en plein milieu de la route...puis la voiture avança au pas, en hoquetant... jusqu'à se coller contre l'obstacle.
Paul, impatient, mit en mouvement « le martien » qui, sous la traction de la corde se mit à trembler de façon désordonnée. Le monstre se balançait gaiement au prix de soubresauts incontrôlés, quand tout à coup, la porte du chauffeur s'ouvrit nerveusement et en sortit une frêle silhouette féminine qui avait l'air de tenir un ustensile à la main. Paul tira à nouveau sur la corde, lentement, semblant redonner vie à la marionnette. Xavier, placé dans l'axe des phares chuchota, à Marc, pour qu'il transmette l'information « Faites gaffe... je crois qu'elle tient un revolver ! ». L'annonce inattendue fit bouger Xavier et Luc qui étaient cachés derrière les ceps de vigne et attira l'attention d'une jeune femme que l'on distinguait maintenant plus précisément. Elle était paniquée. Le bras tremblant, tendu vers l'avant, elle serrait obstinément un révolver.
Julien demanda à Marc de s'allonger, quand on entendit un hurlement d'effroi : « Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que vous voulez ? » La voix avait déchiré les plis de la nuit en mille morceaux et se prolongeait en échos. Robert, impressionné, se releva en sursaut pour fuir vers l'arrière, quand Julien lui plongea dans ses jambes.
A peine avaient-ils touché terre qu'une déflagration retentit. Une balle siffla au-dessus de la tête des deux comparses, déchirant au passage des feuilles de vigne. Jeannette tressaillit, serrant les poings pour ne pas hurler.
Un long silence de plomb pesa sur les lieux. Pour Jean Paul, coincé dans le fossé, ne pouvant se dissimuler, et Paul, la main crispée sur la corde, n'osant pas bouger d'un millimètre, le temps qui s'écoulait, paraissait durer une éternité.
Julien se forçait à rester concentré pour éviter tout dérapage. Il murmurait régulièrement : « Surtout ne bougez pas. Restez couchés. Je vous ferai signe. » Paul et André faisaient circuler le message, comme ils pouvaient, du bout des lèvres.
La nuit noire rendait la scène encore plus angoissante. Seuls, le bruit du moteur qui ronronnait au ralenti, les deux phares obstinément braqués vers l'avant, défloraient l'espace et une musique douce sortant de la portière entr'ouverte, dénotait avec la situation enfiévrée. Sans broncher, une longue colonne de platanes rangés en un bataillon, prêt à intervenir, surveillait la route. Le temps s'était arrêté.
On aurait pu penser au tournage d'une scène d'un mauvais polar, jouée par des acteurs de second plan, qui ne connaissaient pas du tout le script et une femme, venue de nulle part, tenant maladroitement le premier rôle : une recrue de dernière minute qui allait imposer le scénario à venir. Tous attendaient le clap de fin... pour se détendre.
C'était la première fois que Julien se faisait confisquer la maîtrise d'un événement. C'était la première fois également, qu'il était pris au dépourvu, ne sachant comment anticiper, ni quelle attitude adopter...sinon attendre. « Indigne d'un metteur en scène !» rumina-t-il. Il pensait aux risques qu'il était en train de faire courir à ses camarades, à Jeannette qu'il mettait en danger, inconsidérément. Il en tremblait d'angoisse ...et de rage. Il était pris à son propre jeu.
C'est un véhicule venant en sens inverse qui vint résoudre le problème ; c'était sûrement un camion, au bruit d'un diesel toussotant qui leur parvenait. Il éclaira la scène de ses gros phares ronds et la route s'illumina comme par enchantement.
Le temps que Julien tourne la tête, la jeune femme était montée dans son bolide. Dans un bruit de pneus, assourdissant, elle démarra en trombe renversant et écrasant au passage la marionnette. La torche, aussi, avait rendu l'âme.
Quelques minutes s'écoulèrent avant que tous les membres de la bande se retrouvent sur l'asphalte, apparemment soulagés et heureux. Julien descendit du talus, les rassura et leur dit qu'ils avaient eu chaud, mais que leur discipline leur avait évité un dénouement tragique. Robert remercia cent fois, la larme à l'oeil, Julien, pour lui avoir sauvé la vie. «Non! tout cela est de ma faute! répondit-il, J'aurais du penser à ce genre de situation. Pauvre dame, elle aurait pu, elle aussi, être responsable d'un homicide, autant involontaire... qu'inutile !»
Il était temps de se remettre de ces émotions. Julien convia tout le monde au café de la place, pour une tournée générale.
Beaucoup plus tard, à la fermeture, ils quittèrent le café, l'un après l'autre.
Julien décida de raccompagner Jeannette, encore tremblante, chez elle, près du canal, dans le quartier haut. Mais apparemment, Jeannette ne voulait pas rentrer. La nuit était belle et elle ressentait encore la peur. L'attente interminable après le coup de feu, sans nouvelle de Julien l'angoissait encore et sur un ton mi-joyeux, mi-réprimande, elle lui répéta : « Je ne veux pas te quitter ce soir! Tu te rends compte que l'on aurait pu finir bêtement, descendus comme des lapins en plein champ? Ou, l'un de nous deux aurait pu y rester...ça aurait été terrible car la séparation eût été insupportable....Et puis pas comme ça! On ne pouvait pas se quitter comme ça ! Non ! Il lui prit la main, et serrés l'un contre l'autre ils empruntèrent lentement le «chemin des dames».
A moitié trajet, elle l'entraîna dans une vigne où ils passèrent la nuit à s'aimer. Avant de s'endormir, épuisée, elle lui murmura tout doucement à l'oreille : « On a dix-huit ans, Julien....ce n'est rien dans une vie. Promets- moi que dans dix- huit ans, on s'embrassera aux yeux de tous, sur la grand’ place du village. Au pied de la Collégiale. »
Julien fixa longuement ses grands yeux bleus où il faisait bon vivre… sans avoir envie d'ailleurs. Il lui sourît avant de répondre :« Pourquoi pas le jour de Noël ? Ce serait un beau cadeau pour tous les deux !»
Eh ! oui, dix- huit ans déjà ! ressassa Julien. »
« Dix- huit ans déjà ! se répéta-t-il, reprenant ses esprits, en secouant la tête. D'abord dix- huit années à précéder le temps, à traverser une adolescence sans se retourner, sans regrets, avec une énergie renouvelable à souhait. Et ensuite, dix- huit ans à courir derrière le temps qui s'emballe, et vous laisse désarmé, au milieu du gué, emporté par une vie qui coule inexorablement vers l'amour, l'amer...la mort, » conclut-il, désarmé.
Pour ne pas se laisser emporter par ces idées sombres mais réalistes, il décida de profiter d'un regain de soleil pour aller sur la plage.
Les vagues amenées par le vent marin, furent de bons sparing-partner, pour se défouler. Il multiplia les plongeons, les acrobaties dans l'eau. La force du courant était telle, qu'à chaque vague il chancelait et manquait perdre pied.
Il adorait prendre le large à la nage et revenir avec ce qu'il appelait un taxi : rejoindre le rivage en se coulant dans l'eau, et se laisser porter le plus longtemps possible. Il avait remarqué qu'il y avait une technique pour réaliser la plus longue course : il fallait ne pas rater l'arrivée de la vague, si possible une vague ambitieuse, rageuse, donner une impulsion au départ et bien s'allonger dans le flot, sur la crête, mains tendues en avant, en restant à la surface. Ainsi il passa sa matinée à concourir contre lui-même, toujours plus loin, essoufflé.
Julien se surprit à tomber encore dans le piège de la compétition, du challenge à relever, de la mission à accomplir, de faire toujours mieux, toujours plus, et de garder en cage les rêves qui ne demandaient qu'à voler : pourquoi ne pas suspendre le temps et ne lui redonner que la place qu'il mérite ? Dans ce cadre-là, ce pourrait être… celle d'un grain de sable, de la valeur d'un instant. Un infime instant. Un, sans importance, parmi tant d'autres, qui jonchent la grève.
Brûlé par un soleil ardent, et fatigué par les courses pour trouver un bon taxi, Julien pensa à se restaurer, poursuivre par une bonne sieste dans le hamac tendu sous les canisses, et aller faire un saut aux salins.
Les rayons du soleil flirtaient avec le sommet de la colline, lorsqu'il emprunta le chemin de terre. Après avoir longé la lagune, il vit apparaître les monticules de sel gris, mordus sur les côtés, qui laissaient apparaître des flancs d'une blancheur étonnante.
Plus loin, un bâtiment prolongé par des hangars, était cerné par un grand parking. Il pressa le pas, et pénétra à l'intérieur d'une grande cour en se mêlant à un groupe de personnes qui avançaient en file indienne. Après un bref temps d'arrêt, il entendit une voix qui enjoignait les visiteurs à s'avancer, à se mettre en cercle autour du guide.
Quelle ne fut pas sa surprise de voir Julie, robe légère à fines bretelles, s'adresser aux visiteurs en leur proposant une visite guidée dans les bassins, recommandant de ne pas s'éloigner de certaines zones et surtout de rester grouper. La visite, précisa-t-elle, durera une heure.
Julie remarqua la présence de Julien et, à son tour surprise, lui asséna un sourire de bienvenue.
Elle semblait à l'aise dans ce rôle, et comme une professionnelle aguerrie, répondait à la curiosité des touristes, avec aisance.
Après le parcours sur les digues, entre les tables salantes, le contournement des trémies, elle prit congé des visiteurs près des camelles.
Voyant Julie, les pommettes luisantes de sueur et le bout du nez rougi, Julien lui proposa d'aller boire un pot à l'ombre. Ils s'installèrent autour d'un guéridon, choisissant l'abri d'une pergola, et commandèrent deux rosés du coin, bien frais.
• Bravo ! pour ta prestation. Claire, riche, avec des explications simples mais précises ! commenta Julien. Tu es à l'aise et on voit que cela te plaît.
• Oui, c'est vrai ! s'enthousiasma Julie. Ce n'est pas qu'un revenu pour payer mes études, c'est aussi la possibilité de rencontrer des gens pour leur faire aimer un endroit qui me tient à cœur.
• D'où vient cet attachement ?
• C'est là que ma jeune mère venait pousser mon landau quand j'étais encore bébé. C'était pour respirer l'iode, disait-elle, en même temps qu'elle se ressourçait loin des tracas de la vie.
• Ah bon ?
• Oui, elle n'avait que dix- huit ans et il fallait qu'elle trouve un travail rapidement pour subvenir à nos besoins. Ma grand-mère lui avait fait comprendre qu'il ne fallait plus compter sur elle et donc qu'elle devait assumer ce qu'elle appelait ses bêtises... c'est à dire moi !
• Et ton papa ? demanda timidement Julien, en espérant de ne pas être trop indiscret.
• Connais pas ! répond évasivement Julie. C'est tabou à la maison. Je l'imagine plus que je ne le connais. J'ai pu voler quelques morceaux d'histoire par ci par là, vu dans les yeux de ma mère par moment, ce qui lui rappelait des souvenirs, pour faire une sorte de portrait-robot, mais....
• Et il ressemblerait à quoi continua Julien, voyant que Julie n'était pas crispée sur le sujet.
• Il serait plutôt brun, grand, plus grand que vous par exemple, des cheveux longs, au visage agréable, tendre et protecteur - tu parles ! ajouta-t-elle avec un sourire ironique- et ayant un certain charisme. Quelqu'un qui aimerait les responsabilités. Mais un homme, qu'elle a d'après moi, idéalisé. Il est peut-être maintenant chauve, le visage fripé ... dit-elle en s'esclaffant.
• Tu n'as pas eu de contact avec lui ?
• Aucun. Ma mère me serine qu'elle a perdu sa trace et qu'il est inutile de lui courir après. Je ne sais pas si c'est pour entretenir une relation fusionnelle avec moi ou pour ne pas souffrir, de peur de le faire exister encore dans ses pensées.
• Il te manque ? osa Julien.
• Lui, non, je ne l'ai pas connu. Mais ce mystère me ronge et me désespère. J'ai l'impression de mener une vie remplie de trous, de lacunes, de zones d'ombre et je m'invente souvent un univers romanesque, dans lequel, bercée par une musique douce et nostalgique je découvrirais un homme, « Mon premier Homme » comme me soufflerait Camus. En fait celui de ma vie. Ne sachant pas qui il est... j'en arrive à ne pas savoir qui je suis !
Julie détourna la tête sur le côté, pour ne pas pleurer, puis avec un sourire lumineux qu'elle avait tout d'un coup reconstitué, demanda à Julien : et vous ? que faites- vous à Paris ?
• Je suis président d'une grosse société et je passe mes journées à mener une équipe sur des projets de construction, de réhabilitation. Moi aussi je rêve... secrètement de me dépouiller de tout cet apparat qui m'encombre... de retrouver le sud... J'ai l'impression de mener deux vies parallèles.
• Et votre femme qu'en pense-t-elle ? se hasarda Julie, un brin curieuse.
• Je suis le plus souvent très entouré... mais en réalité, je suis seul. Pas de temps à consacrer à une famille, pas d'intimité à offrir à une compagne, et encore moins d'éducation à proposer à des enfants.
En montant à Paris il y a dix-huit ans, j'ai troqué ce que j'étais, casanier, un villageois attaché à ses racines, musicien attentif aux beaux textes et aux mélodies qui vous bercent… contre un boléro de Ravel, lancinant, répétitif, pour finir par être emporté par une valse vertigineuse que Strauss n'aurait pas désavouée. C'est pour cela que je suis revenu sur des lieux qui me rappellent mon adolescence : des lieux où le temps s'est arrêté, où je peux sentir encore le parfum d'une nature qui s'étire au lever du jour, loin du tourbillon de la ville. Je recherche le souffle du passé, pour qu'il revienne encore me caresser le visage, un peu sculpté par le temps, finit-il, en la regardant dans les yeux.
• Vous êtes un poète en somme. Et vos ailes de géant, vous empêchent de marcher, comme disait.......
• Baudelaire, précise Julien. Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid ! tu pourrais ajouter, dit-il en s'esclaffant.
Julie avait retrouvé son entrain. Les rayons du soleil couchant, prisonniers des cristaux de sel signalaient leur présence en lançant des messages colorés : c'était une explosion de violet et de bleu qui jouaient sur la bande orangée tracée à l'horizon. Julien faisait remarquer à Julie que la nature n'était pas avare de sensations à donner, d'émotions à partager, à condition que l'on soit attentif.
• Pour rien au monde, cet endroit magique ne doit être dénaturé, reprend Julie ; c'est le repaire d'oiseaux qui viennent nicher tout près, de plantes rares. Ce sel, c'est le fruit de la mer... et ce sont mes premiers émois !
• Y aurait-il une menace ? demanda-t-il, en fronçant les sourcils.
• Il paraît que les propriétaires, Les Salins du Midi, souhaiteraient vendre le site. Il y aura donc une mise en concurrence quant au rachat du lieu. Bien sûr, la commune est aux aguets, mais...
• Aie confiance, Julie, dit-il d'un ton rassurant !
• J'espère, conclut-elle, en surveillant l'heure.
Julien comprit qu'il était temps de terminer la discussion. Il sirota la fin de son verre, régla l'addition, et remercia encore Julie pour tout ce qu'il avait appris grâce au guide, dit-il en s'amusant… « En rentrant à la baraque, je vais pouvoir m'attarder en regardant toutes les plantes que tu as détaillées, et m'excuser de les avoir ignorées en venant ». Julie éclata de rire, en le saluant, et en enfourchant son vélo.
Pendant que Julien rentrait, en pressant le pas, Julie flânait dans les ruelles du village. Avant de retrouver sa mère, elle s'interrogeait sur cet homme qu'elle quittait toujours avec regret. Pourquoi, lui, si banal physiquement, faisait-il réagir son corps au seul son de sa voix ? D'une bouche ordinaire- elle l'avait bien observée- de ses yeux marron, communs, - elle les avait percés - pourquoi se dégageait-il autant de charme ?
Se reprenant, et pour l'exclure de ses pensées, elle se persuada que cela ne pouvait pas ressembler à de l'amour. Non, un homme si vieux, qui a le double de son âge, le visage marqué par la vie, comment pourrait-elle en faire son compagnon ? pensait-elle. Elle décida enfin de rentrer et surtout de ne pas parler de ce trouble au cours du repas, sous peine de faire défaillir sa maman.
Pendant ce temps, Julien se réjouissait d'avoir passé un bon moment ; en repensant à Julie, il se dit que cette petite avait vraiment quelque chose de frais, de pétillant, une insouciance intelligente qui lui rappelait sa jeunesse.
Arrivé au bas de la terrasse, il trouva un panier, dans lequel était soigneusement enveloppé un loup entouré de glaçons, et deux branches de fenouil, ainsi que deux grappes de muscat. Un petit mot griffonné à la hâte, surmontait le tout : « bonne grillade !»
La nuit avait déjà fait son œuvre quand Julien finît une dernière rasade de vin blanc de la Clape. Avant de monter se coucher, il rentra dans son téléphone deux rendez- vous qu'il ne devait surtout pas oublier : réserver une place dans le TGV de dimanche en première classe et appeler ce fameux numéro au sujet du projet.
En fermant les persiennes, il ne put s'empêcher de faire le plein de la symphonie orchestrée par les vagues, et de regarder le ballet des bateaux de pêche, au loin, qui s'agitaient sous la douce lumière bienveillante de la lune.
Un vent fort, de terre, fit claquer les volets côté chemin. Le bruit sec et soudain, réveilla Julien. Il était déjà huit heures. Il fila boire un café, s'installa sur la terrasse et se décida, promptement, à appeler le numéro qu'on lui avait indiqué. Comme cela j'en serai débarrassé ! imagina-t-il.
La sonnerie se déclencha rapidement, ce qui surprit un peu Julien qui finissait de boire son café, encore fumant.
Il entendit une voix féminine qui lui répétait : « Allo ? Allo ? Qui est à l'appareil ?
• Excusez-moi. Je suis le directeur général de la société Sofiscalis, basée à Paris. Et je vous appelle au sujet du dossier du complexe hôtelier que...
• Ah ! coupa l'interlocutrice, c'est donc vous, ou vos acolytes, qui voulez mettre en œuvre un projet pharaonique qui va dénaturer notre patrimoine ?
• Oui... mais il n'est nullement question, de renier la nature ; nous nous sommes entourés des meilleurs architectes comme Nichitoya, Deriel, pour vous proposer une architecture qui se fonde dans l'environnement.
• Monsieur...comment déjà ? Portal, ai-je entendu ? - en plus Portal, murmura-t-elle doucement-, une architecture avec une arrivée massive de plus de mille personnes peut-elle être discrète ?
Julien ne s'attendait pas à un tel scénario, mais habitué aux joutes oratoires, lors des marchés d'offres, il décida d'égrener son chapelet d'arguments : « Madame...ou mademoiselle, se reprit-il, un brin galant, vous avez sûrement remarqué que nous vous amenons sur un plateau, une centaine d'emplois.
- Au SMIG ! répondit-elle en écho.
• De plus, hors-mis le gros œuvre, c'est plus de cinq années de travail pour les petites entreprises locales, et un travail à vie pour assurer la maintenance des quatre-vingt résidences prévues. Vous imaginez l'essor de...
• Oui !!! Cinq années de désagrément, de poussière, de bruits, d'encombrement et des tonnes de béton coulées pour noyer le cadavre de la Nature coupa-t-elle. Quel beau programme !
• Vous oubliez le label dont votre village pourrait se vanter, et qui attirerait des touristes de toute l'Europe, martela Julien.
• Je crois, monsieur Portal, (appuyant fort sur le mot Portal et prenant délibérément un ton moins agressif) que du haut de votre tour d'ivoire, à Paris, vous ne savez pas ce qu'est le lever de soleil qui sort de l'eau ruisselant d'orangé et de jaune, un vol d'échassiers qui dessinent des lettres dans le ciel, dans un silence, qui permet à la mer de jouer ses partitions. Non, vous ne pouvez pas savoir ! De votre immeuble, vous n'avez pour spectacle, sûrement, qu'une avenue qui grouille dans un bruit de klaxons dissonants.
• Je comprends votre souci... mais si vous voulez que votre commune évolue...continua Julien, sans se désunir....
• Je crains que vous n'ayez pas compris ! coupa-t-elle avec insistance. Nous n'avons pas, certes, les moyens de surenchérir sur votre offre, mais nous mettrons en avant, que le progrès ce n'est pas ce que vous proposez. Nos valeurs ne sont pas à vendre. Elles ne sont pas négociables. Nous voulons cultiver notre jardin, sans être reclus, maîtriser le développement de la commune pour son épanouissement.
• Belle intention, mais avec quels moyens ? Nous nous occupons de tout et vous en aurez toutes les retombées ! poursuivit Julien, étonné par la résistance de cette dame.
• Et vous, tous les bénéfices ! s'exclama-t-elle en se moquant.
• Je vous sens préoccupée par l'avenir de votre commune, mais j'ai peur que notre proposition ne se représente pas… Ce serait dommage !
• Je pense que, Monsieur Portal, nous soyons amenés à ne plus communiquer, ou alors par l'intermédiaire d'avocats, plaisanta-t-elle. Toutefois, si vous passez dans le coin, je vous invite volontiers à venir prendre l'apéro au bar des salins, au coucher du soleil.
Avant que Julien n'intervienne, elle avait lâché, avant de raccrocher :« Je m'excuse, mais j'ai une réunion avec France Accueil. Au revoir monsieur ...Portal !»
Julien était resté figé, le téléphone à la main. Il avait l'impression que le plancher s'affaissait, que son corps se vidait de son sang. Son cœur battait la chamade. Il essayait de reprendre ses esprits… En vain. Secouant sa tête de gauche à droite, il était en train de réaliser que le projet qu'il venait de défendre se situait exactement à l'endroit qu'il avait choisi pour se reposer, vivre une autre vie. Là même, où la nature avait rendez-vous…avec la Nature.
Julien ne décolérait pas. Il se mit à arpenter la terrasse dans toute sa longueur, frappant les lattes de bois avec ses pieds tout en ruminant son mécontentement.
Ses collaborateurs, le croyant à Monte Carlo, ne se doutaient pas dans quelle situation cornélienne il se trouvait. Et pourtant, rapidement, il fallait bien qu'il prenne une décision.
Il se remémorait les propos de Julie, l'éblouissement qu'il avait eu devant cet environnement de rêve, cette Nature qui l'avait accueilli, nue, sans ornements superficiels, sans parure clinquante. Et il ne se lassait toujours pas du spectacle qu'elle lui offrait.
C’est comme s’il avait découvert un Nouveau Monde. Un monde qui vivait là, tout près, et coulait des jours heureux, sans bruit. Il suffisait de poser un regard sur lui, de lui montrer notre reconnaissance pour qu'il s'ouvre à vous, jusque dans ses entrailles.
Combien d'années suis-je passé à côté... à l'ignorer... lui préférant les paradis artificiels, honteusement retouchés par la chirurgie esthétique des bâtisseurs, les endroits surfaits qui ne méritent, en souvenir, qu'une simple carte postale, ou les rendez-vous prisés par une société aisée, qui fleure bon l'argent gaspillé ? Les endroits qui vous persuadent que vous avez réussi, pensa-t-il.
Julien décida de repousser sa réflexion à plus tard, car il était temps de réserver son billet de train. Mais décidément, ce n'était pas un bon jour pour prendre des initiatives : pas de place pour Paris, ce dimanche. Comment faire ? Après un temps d'arrêt, il décida de réserver au plus vite pour le lundi. Par chance, il restait une place, le lundi matin à la première heure. Devrais-je alerter Raymond, pour lui dire que je pars plus tard que prévu ? Enervé, et levant sa paume de main vers le haut il pensa qu'il s'en passerait. Trop compliqué à expliquer !
Jusqu'au dimanche, seule une petite excursion au village pour faire quelques emplettes, l'éloigna de la plage. Il vivait hors du temps. Sans contrainte. A l'heure du soleil. Il profitait des sarments de vigne entreposés derrière la baraque pour faire griller ses aliments, et se gavait de fruits de saison qu'il retrouvait dans les paniers amenés par Xavier : des abricots juteux, des pêches fondantes, des brugnons à la chair blanche veloutée et surtout de beaux melons qu'il découpait de façon artistique.
C'est en sortant de l'eau, le dimanche matin, qu'il vit un chien foncer sur lui, pour s'arrêter à ses pieds et appuyer ses pattes de devant contre sa cuisse. Il devina que Julie n'était pas loin. Il tourna la tête en direction du bunker. Mais c'est de la pinède qu'elle fit son apparition : elle resplendissait, dans son bikini rouge, une serviette en bandoulière, les cheveux tirés en queue de cheval, et un sourire qui faisait éclater ses dents blanches sur sa peau bronzée.
• Bonjour, lui lança Julien, heureux d'avoir de la compagnie après les déboires qu'il accumulait.
• Bonjour, je suis venue vous saluer avant votre départ.
• C'est gentil ! dit-il satisfait. Vous ne travaillez pas ?
• Non ! Pas ce matin. Vous avez vu ce ciel, comme il est beau ? Ce soir avec cette lumière, les salins vont être en feu ! jubila-t-elle ! Mais sans vous ! ajouta-t-elle attristée.
Julien la rassura, en lui faisant un aveu : « j'ai filmé toute la visite sur mon i phone. Je ne promets pas que ce soit d'excellente qualité, mais c'est un super souvenir que j'emporte avec moi.
• Julie, intéressée, lui demanda gentiment : « Vous pourrez me l'envoyer ?»
• Bien sûr ! Mais comme je ne voulais pas te déranger, je suis resté noyé dans le groupe et sûrement que quelques têtes viendront gâcher les belles vues des salins.
• C'est super. Surtout qu'elles vont devenir rares, ajouta Julie.
• Pourquoi ?
• Ce sont peut-être les dernières ! Ma mère est rentrée toute défaite, l'autre jour, me confirmant qu'elle avait appris par téléphone, que le site allait être racheté et complètement dévoyé : un complexe hôtelier et des villas occuperaient toute la surface des salins.
Feignant l'étonnement, Julien tenta de rassurer Julie : « Tu sais, rien n'est encore fait, sûrement . Les associations de sauvegarde du littoral ont leur mot à dire, et …»
« C'était un moment touchant, » continua Julie, comme si elle n'avait rien entendu des arguments avancés par Julien. Elle tourna la tête vers la mer et posément, se mit à laisser parler ses émotions, en fixant l'horizon. « Je n'avais jamais vu ma mère comme cela : elle était effondrée. Et pour la première fois, elle fit un saut dans son adolescence, pour me raconter, pour se raconter : ce futur chambardement lui rappelait la peine immense qu'elle avait eu, lorsque dans son village, on avait été obligé de couper les platanes, qui longeaient le canal, le long du chemin de halage, à cause du chancre coloré. Une maladie incurable. Mais… ce ne sont pas les platanes qui l'avaient mis dans un état de détresse, mais un, en particulier, sur lequel était gravé un cœur, avec ses initiales et celles de mon père... C'est à ses côtés qu'ils se retrouvaient, paraît-il… contre lui, qu’ils nourrissaient leurs rêves. C’était le témoin de leur idylle, son confident aussi. Elle a fini par ces mots, fataliste : c'était de mauvais augure ! »
Julien, blême, ne put s'empêcher de regarder longuement Julie, qui était bloquée dans ses pensées. Ses dernières paroles résonnaient dans sa tête. Il avait du mal à contenir ses émotions. Pour ne pas laisser apparaître le moindre indice de désarroi, ou la moindre larme qui montait dans ses yeux, il se leva précipitamment et courut vers la mer, en hurlant : « A l’eau ! ».
Il plongea dans la première vague qui lui fit front, rageusement. Si seulement, le choc au contact de l'eau, avait pu emporter ce qu'il venait d'entendre. Sans maîtriser sa respiration, il nagea vers le large, le plus longtemps possible, jusqu'à épuisement. Quand il décida de s'arrêter, il se retourna et vit Julie, sur la plage, jouer avec son chien, un bâton à la main. Il la regarda longuement. Admiratif… Puis soucieux.
Qu'allait-il lui dire ? Et tout d'abord, fallait-il lui dire ? Maintenant ? On n'annonce pas que l'on est le père de quelqu'un, comme cela, sur une plage, de façon désinvolte, à la personne concernée. Peut-être même, va-t-elle imaginer que je savais depuis notre première rencontre, qu'elle était ma fille ?... Une splendide fille, pensa-t-il. Il n'aurait, même dans les rêves les plus fous, pu imaginer un tel scénario.
Le choc émotionnel commençait à céder sa place à la raison. Plus à la dignité, même,
qu'à la raison. Le « titre » de président d'une société prestigieuse, lui semblait maintenant, tellement dérisoire… par rapport à son nouveau statut de père.
Il fallait vraiment que la rencontre fortuite, originelle, avec Julie, ne devienne pas un obstacle à leur rapprochement officiel ! Que sa fille soit fière de lui ! après que sa mère lui ait expliqué l'histoire de sa venue au monde! Mais quelle histoire allait-elle lui raconter ? Julien pensa que Jeannette aurait un rôle important à jouer pour l'introniser dans ce duo mère-fille, noué de liens serrés et inséparables et surtout pour le faire entrer dans leur vie… Quelle place allait-on lui réserver ? lui, le retardataire à un rendez-vous dont seul le destin connaissait l'heure, et l'endroit ?
Julien regagna la rive où Julie l'attendait, maintenant, patiemment.
• « Je voulais vous rejoindre dans l'eau, commença-t-elle, mais j'avais peur que mon chien s'égare. Puis interrogative, elle enchaîna : pourquoi êtes-vous parti précipitamment ? Je vous ennuyais avec mes histoires ? »
Julien, un brin gêné, essaya de la persuader qu'il crevait de chaud, et qu'il avait un besoin impérieux de rafraîchissement.
Julie s'approcha timidement de lui, tout près, et lui annonça, d'une voix triste : « Je vais vous laisser. Je travaille tout à l'heure. Je vous souhaite bon retour et j'espère... à une prochaine fois ».
Julien s'avança pour lui faire la bise. Julie, tendit la joue puis posa sa tête sur sa poitrine et l'enlaça de ses bras. Elle resta immobile et silencieuse un moment... jusqu'à ce que, en l'éloignant délicatement, il lui fasse remarquer qu'il n'avait pas son numéro de téléphone pour lui envoyer le film de la visite. A ces mots, Julie s’exécuta et retrouva son large sourire en quittant la plage, flanquée de son chien, le visage ensoleillé par la démarche de Julien,
Arrivée au figuier, elle ne put s'empêcher de se retourner, pour faire un dernier signe de la main. Pour elle, ce n'était qu'un au revoir...et non plus un adieu.
Julien réalisa qu'il n'avait pas eu le temps d'amorcer un début d'explication pour faciliter la tâche de Jeannette. Il lui laissait désormais l'écriture du scénario : ce n'était que justice, finalement.
Ensuite il repensa à ce platane couché en travers du canal, qui avait servi quelque temps de poutre, pour organiser des joutes au-dessus de l'eau : avant d'être emporté, anonyme, lourd de souvenirs. Si la Nature, avait gardé gravée, leur histoire amoureuse, c'est quand même elle, par son évocation, qui avait provoqué leurs retrouvailles. Elle avait gardé la trace du passé pour mieux leur tracer un avenir...
Puis vint immanquablement à sa mémoire, la soirée de fête qui suivit leur réussite au bac...et la fâcheuse discussion qui la ponctua.
Jeannette ne souhaitait pas que Julien parte continuer ses études à l'ESSEC Paris, même pour quelque temps, ou seulement à la condition qu'elle le suive, contre l'avis de sa mère ; elle trouverait bien un emploi, en attendant qu'il finisse ses études. Julien, de son côté, avait estimé qu'à dix-huit ans c'était trop tôt pour vivre en couple. Le désaccord au départ, amplifié par les effets de l'alcool avait fini par des éclats de voix qui avaient surpris tous les membres de la bande.
Julien ne tarda pas à constater que cette dispute « au sommet » avait eu les effets d'une implosion.
Dans un premier temps, la bande se scinda en deux, chacun choisissant son camp. L'opposition des romantiques et des rationnels, comme l'avait appelée René, avait creusé un fossé entre les deux partis.
Quelques-uns des plus fidèles lieutenants de Julien étaient venus plaider la cause de Jeannette, mettant en exergue l'exaltation des sentiments contre la froideur de la raison.
Julien revisita à l'occasion, ses cours de littérature : l'importance donnée à l'émotion interne, qui tourne quelquefois à l'illumination. Il comprenait qu'ils se soient rangés derrière Jeannette, tant ils appréciaient la personne, et qu'en s'éveillant à la vie amoureuse, eux-mêmes, ils choisissent la beauté d'une idylle qui finit bien.
Il ressentait leur mal-être, la nostalgie d'une adolescence qu'ils vont quitter à regret et dont ils ne voudraient garder que de bons souvenirs. Et ce parfum d'une mort qui rôde, prête à faire vaciller les idéalistes, aspirants à la perfection.
Il repensait à son professeur de lettres qui citait Léon Daudet, lequel qualifiait les romantiques de « moitrinaires », ceux qui explorent l'orifice qu'ils connaissent le mieux : leur nombril. Mais non… voyons ! Il n'en était rien de tout cela : Julien savait pertinemment que ses camarades étaient meurtris, et essayaient de réparer... ce qui allait devenir irréparable.
Julien, inflexible, se retrouvait, malgré lui, à la tête d'entêtés « rationnalistes » . Il pensait, contrairement aux « romantiques », que de différer la cohabitation avec Jeannette serait gage de solidité et d'assurance, pour un meilleur avenir.
Las ... ! avec le temps et l'intransigeance des deux partis, il assista, impuissant, à la dérive des continents : plus les jours passaient et plus les liens se distendaient, jusqu'à l'intérieur même de chaque parti. C'est ce constat désolant, qui le décida à s’exiler à Paris, non sans regret, mais persuadé que c'était la meilleure solution. Depuis, il n'était pas retourné dans son village.
Avec un peu de recul et les informations sporadiques qu'il avait pu obtenir, il savait que tous les membres de la bande étaient mariés et coulaient des jours heureux avec leurs enfants. Seuls, Jeannette et lui pourfendaient la vie en solitaires. Un comble pour ceux dont on avait prédit le plus merveilleux avenir. Il en rit quelquefois, encore, avec le détachement que lui permet l'ironie.
La faim qui le tenaillait sonnant l'alarme, Julien rentra précipitamment à la baraque, la tête lourde de tracas. Après un repas plutôt frugal, il entreprit de traiter les sujets qui l'interrogeaient. Pour cela, il posa son bloc de papier sur la table de la terrasse et, tourné en direction de la mer pour bien se concentrer, entreprit de rédiger deux lettres: la première, pour ses collaborateurs, en listant tous les arguments qu'il allait devoir développer et qui avaient participé à sa prise de décision, et la deuxième adressée à Jeannette,
Il prit son temps, mais se sentit libéré lorsqu'enfin il reposa son stylo sur la table.
Une bonne chose de faite ! pensa Julien.
Il se confectionna un petit repas, avec les restes qu'il trouva dans le frigo, et pensa à rendre la baraque dans l'état où il l'avait trouvée. Cela, d'ailleurs, le fit sourire : il fallait donc qu'il la laisse bancale, sensible au vent, au point de siffler avec lui en musique, avec des portes qu'il fallait martyriser pour les fermer, des persiennes percées, un toit bosselé, et un frigo qui faisait le bruit d'un avion en train de décoller. Mais l'inconfort ne nous rapproche-t-il pas un peu plus de la Nature ? pensa-t-il en souriant.
Il rangea soigneusement ses affaires dans la valise, et emplît son sac à dos à ras bord. Après une dernière visite à l'étage, il s'installa sur la terrasse pour passer une dernière nuit... à la belle étoile.
Ah ! J'allais oublier...pensa Julien, en sortant son téléphone.
Un premier message partit en direction de Denise, la secrétaire. Laconique. « Demain réunion à 16h dans mon bureau. Présence obligatoire de tous les membres du C.A. Merci de les avertir à la première heure. »
Le second message était adressé à Julie. Très bref également : « Chose promise, chose due. Voici le film d'une visite guidée par une jeune fille talentueuse. Amicalement . Julien. »
Il ne lui restait plus qu'à grimper dans le hamac et de lire tranquillement, bercé par le murmure des vagues, et le balancement de sa couche, le dernier livre de Pierre Emmanuel Schmidt. C'est dans la position du lecteur qu'il s'endormit, la lampe tempête allumée sur la table.
C'est un bruit sourd, au loin, qui le fit sursauter. Il réalisa tout de suite que personne ne savait qu'il était encore là. Trop tard pour l'annoncer ! Alors il glissa rapidement hors du hamac, et fonça éteindre la lampe. Il cacha ses affaires derrière deux rouleaux de canisse, et se planta au bout de la terrasse pour surveiller. Le bruit se faisait plus présent. Il suivait du regard les deux pinceaux de lumière qui grossissaient dans la nuit. Apparemment, au bruit du moteur, c'était un gros véhicule, lourd, et au mouvement des phares, il devait se balancer dans les ornières du chemin venant du village de pêcheurs.
Effectivement, un van arrivait dans sa direction ; le chauffeur qui avait mis ses lumières en veilleuse, dépassa la baraque, tourna vers la gauche et s'immobilisa en hauteur, face à la mer, en éteignant les phares, puis le moteur.
Un silence pesant s'en suivit. Julien avait les yeux rivés sur le véhicule pour ne pas perdre une miette de la situation. Mais il n'avait pas prévu l'arrivée d'une voiture, dans le chemin qui mène au village, qui prit moins de précaution. Dans un nuage de poussière, elle arriva en trombe et se mit en travers du chemin, à hauteur de la baraque, sûrement pour couper la route à tout curieux.
Pour continuer à voir sans être vu, Julien devait changer d'endroit. Il jeta un coup d'oeil aux alentours et sans plus attendre, monta sur la main courante de la terrasse, et sauta prestement dans le figuier. Satisfait de sa position stratégique, il prit soin d'éteindre son portable et de s'installer confortablement à la croisée de deux grosses branches. De là, pensa-t-il, je ne vais rien manquer du spectacle. La plage s'ouvrait devant lui, et sur le côté il pouvait surveiller la méhari décapotée... et même entendre ce que les deux passagers pouvaient raconter. C'était parfait !
Julien supposait que tous les regards, maintenant, étaient tournés vers la mer. Qu'allait-il sortir de cette boîte noire que l'on scrutait avec curiosité ?
Un bon quart d'heure s'était écoulé quand deux faisceaux lumineux, consécutifs, venant du large, traversèrent la nuit. Le chauffeur répondit par deux appels de phare, Puis plus rien ! Peut-être cinq minutes après, qui en paraissaient trente, ce fut un seul faisceau qui déchira encore le noir ambiant ; le chauffeur répondit, encore, par un appel.
Les deux portières du van s'ouvrirent simultanément et il en sortit deux hommes en short, dont l'un avait un sac de sport à la main et une corde à l'épaule. Ils dévalèrent le petit talus pour se retrouver rapidement au bord de l'eau. Le premier ajusta une lampe sur son front et commença à nager vers le large, pendant que le second sortait du sac, ce qui ressemblait à des serviettes.
La synchronisation avait dû être calculée, car au même moment, un bateau plat, semblable aux « lamparos, » sortit comme par enchantement derrière la presqu'île, son « feu » à l'arrière allumé. Maintenant, Julien pouvait assister pleinement au « spectacle son et lumière. » Il reconnut Raymond à la barre de la barque et Gabriel qui nageait en sa direction.
Tout s'accéléra tout à coup. Raymond souleva une bâche posée à ses pieds, d'où sortirent cinq silhouettes revêtues de gilets de sauvetage orange qui sautèrent dans l'eau. Aussitôt Gabriel prit en charge les passagers et la barque disparut rapidement, feu éteint, vers le chenal. Le noir avait repris possession des lieux et pouvait réinstaller son climat de mystères.
Au fur et à mesure qu'ils approchaient de la plage, Julien distinguait maintenant les visages des nageurs : c'étaient des visages enfantins, qui avaient environ dix à douze ans ; certains, grimaçant pour suivre l'allure du groupe, se tenaient à la corde tirée par Gabriel. Lorsqu'ils atteignirent la plage en ordre dispersé, Laurent, l'éleveur, leur tendit une serviette à chacun et en courant, les entraîna vers le bout de la plage, pour disparaître dans le bunker.
L'attente fut longue, très longue.
Julien, dans une position qui devenait inconfortable, commençait à s'impatienter. Dans un silence, où seules les vagues pouvaient s'exprimer, il tourna la tête, attiré par la conversation des deux passagers de la Méhari. Il attrapa au vol, quelques bribes de conversation .
Il crut reconnaître la voix de Georges, l'ostréiculteur, qui interrogeait son passager : Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ?»
• Quand ils auront fini de se restaurer, après des heures passées en mer, c'est Laurent qui devrait les récupérer dans son mas. D'après Jeannette, ils resteront faire les vendanges pour mieux les intégrer, et pour qu'ils se familiarisent douillettement avec le pays.
• Et nous, on intervient quand ? continua Georges.
• Quand les gens de France Accueil nous donneront le feu vert on les amènera dans l'Aveyron. Après, ils rejoindront éventuellement leurs familles respectives... si on les retrouve. De toute façon on ne bouge pas. On attend que Jeannette nous donne le signal.
Julien, en changeant de position, fit craquer une branche. La conversation des deux hommes s'interrompit brutalement, juste assez pour que Julien se sente découvert.
- Tu as entendu ? Il y a eu un bruit du côté de la baraque, dit l'inconnu.
- Mais non ! Le parigot est parti cet après-midi. Tu as tellement peur, que tu entends du monde partout, lui lança Georges, en ricanant.
Juste le temps de souffler pour Julien, de penser qu'il avait eu chaud, que déjà Laurent sortait du bunker, suivi des cinq petits bonhommes en file indienne. Ils remontèrent le petit talus pour s'engouffrer dans le fourgon. Gabriel ferma la marche et surveilla que tout le monde était à bord, en faisant le tour du véhicule.
Rapidement, le van se mit en mouvement, tous feux éteints, et la méhari lui ouvrit la voie. Dans un nuage de poussière ils disparurent dans le chemin menant au village.
Julien descendit du figuier, scruta l'horizon pour voir si tout était calme. Il inspecta les alentours, allant d'un bout à l'autre de la terrasse pour vérifier si personne ne traînait dans les parages.
Plus aucune trace, plus aucun bruit...rien que la mer qui chantonnait sa berceuse du soir. Le marchand de sable était passé et la nuit pouvait refermer ses paupières.
Julien réalisa qu'il venait d'être témoin, à son insu, d'une scène spectaculaire : une scène surréaliste, de la veine des hold-up, ou des enlèvements, telles que celles qu’il voyait au cinéma. Tout s'était joué en peu de temps, d’une précision diabolique, avec une stratégie mûrement réfléchie.
Il entreprit de retrouver le fil d'Ariane de ce qu'il venait de voir, et de tirer sur le fil des idées, pour remonter jusqu’aux intentions.
Il lui semblait avoir compris que les enfants, lors de leurs migrations, avaient été séparés de leurs parents. Le but était qu'ils les rejoignent sans errer, pour retrouver de l’affection et un possible avenir, que les centres de rétention, ou des zones d'attente pour personnes en instance ne pouvaient leur donner.
(Il reconnaissait là, le souci de Jeannette, peu avare de générosité et de solidarité, qui avait reconstitué, autour d’elle, une bande d'amis qui partageaient ses idées. Cela devait lui rappeler le bon vieux temps, imagina-t-il.)
Raymond avec sa connaissance de la mer et des lieux, avait dû les récupérer au large pour les amener sur cette plage, à l'abri des regards.
Tel Maigret, il réalisait maintenant, - ah ! oui, mais c'est bien sûr ! - que les provisions et les habits entreposés dans le bunker, étaient là pour qu'ils puissent porter des vêtements secs et se restaurer. Quant à Julie, elle devait venir de temps en temps vérifier, entre deux bains de mer, que rien ne manquait, à l'abri, dans la cache.
Il retrouvait tous les personnages qu'il avait rencontrés lors de la mouclade. Chacun ayant une mission en rapport avec ses compétences.
Il était tard quand Julien se remit de ses émotions. Il lui restait à peine quelques heures à se reposer avant de rejoindre la gare, pour retrouver la capitale. Il ne dormit pas vraiment, trop soucieux de rater l'heure de son train.
C'est un merle siffleur qui, au petit matin, est venu le réveiller, en venant faire ses vocalises sur le figuier. Julien sachant que les chants d'oiseaux précèdent le lever du soleil, eut tôt fait de se mettre en route. Avant de repartir dans les brouillards des bords de Seine, il voulait surprendre l'astre suprême. Assister au lever du Roi Soleil, sans cérémonial, ni courtisan : un luxe qui n'avait pas de prix, tant il était rare... et pourtant toujours offert.
C’est en empruntant le long chemin qui l’avait conduit jusqu’à la baraque, la semaine dernière, qu’il réalisa qu’il vivait la fin d’une histoire, comme l’apparition de la silhouette flanquée de son chien, s’évanouissant au loin, en avait été le début.
L'aube blanche teintait encore l'horizon. Julien traversa les prés salés, et emprunta la langue de terre qui flâne entre les étangs. Autour des capetchades, maintenues par des piquets qui se dressaient en sentinelles, les flamands roses s'étaient regroupés à l'abri du vent. Dans l'étang voisin, cachés derrière les roselières, Julien devinait que la réunion du matin avait commencé pour les canards sauvages : foulques et colverts rivalisaient de talent oratoire, pour faire circuler les nouvelles fraîches. Plus loin, un héron dépliait ses longues ailes, semblant s’étirer après une chaude nuit.
Il continua à avancer vers la mer, mais le sol devenant plus humide et meuble, il préféra s'installer au milieu des touffes de salicorne.
Il sortit son appareil photo et commença à scruter le ciel... minutieusement.
Toujours ponctuelle, l'aurore venait annoncer, de ses voiles, vertes et bleues par endroit, l'arrivée tant attendue. D'abord un crâne dépassa à l'horizon, puis une boule de feu éclaboussa le ciel, dégoulinant de filaments orangés qui se mirent à glisser à la surface de l'eau. Magique ! Julien mitraillait l'horizon, préférant emmagasiner des vues plutôt que profiter de l'instant présent : rien ne vaut un instantané que l'on revoit à l'envie, qu'une image cachée dans la mémoire qui s'estompe peu à peu, pensa-t-il. Telle cette aigrette blanche à bec noir et doigts jaunes qui vint à passer dans l'axe du soleil, ou les premières barques plates du matin, traînant les filets à l'arrière, ou encore ce tout petit nuage semblant nettoyer le ciel pour que sa majesté s'installe confortablement, qui s'invitèrent sur les photos.
En même temps, il fit provision de ce parfum iodé, énivrant, qui flottait dans l’air, dont il emplit ses poumons.
C'est à regret qu'il commença à ranger son matériel, avant de rebrousser chemin et s'orienter vers la gare. Une longue marche l'attendait. Il s'enfila dans les ruelles du village en circulade. Les commerçants commençaient à exposer leurs produits sur les étals, d'autres, sans se presser, faisaient glisser leurs rideaux métalliques dans un grincement aigu. Au passage, il fit une halte dans une boulangerie, n'ayant pu résister au parfum des viennoiseries qui embaumait déjà la rue. Il finit par trouver la mairie, glissa une enveloppe dans la boîte à lettres, et, soulagé, s'achemina calmement vers la gare.
Il était 7h50 quand Jeannette poussa les portes en verre du long bâtiment.
Elle salua tout le monde de sa voix chaleureuse. Maryse, la dame de l'accueil, lui tendit une enveloppe, qu'elle prit au passage. Elle regagna son bureau, rangea son sac dans le tiroir du bas et posa la lettre sur son sous-main en cuir. Elle la soupesa, dans un premier temps, la tourna dans tous les sens, intriguée. L’enveloppe n'était pas timbrée, ne comportait que son nom sur une face, mais pas celui de l'expéditeur au dos.
Après un temps d'interrogation, la curiosité l’emporta : elle prit son coupe papier, lui ouvrit le ventre d'un coup sec et sortit délicatement une feuille blanche écrite manuellement.
Elle déplia la feuille, avec précaution, s'installa dans son fauteuil, chaussa ses lunettes et en entreprit la lecture :
Jeannette,
Quand tu liras cette lettre, je serai dans le TGV qui me ramène à Paris. Je quitte avec regret un endroit magnifique où j'ai passé une semaine à la fois reposante - c'est ce que je recherchais - étonnante, c'est ce que j'espérais, et détonante - c'est ce que j'ignorais ! Le hasard a de la suite dans les idées, puisque c'est notre fille Julie, qui, d'une main délicate, vint mettre son « grain de sel » dans ma fade existence pour redonner du goût à ma vie. Me rappeler que vivre même sans faste, ni dorures, ce n’est pas qu’exister, en m'encourageant à réussir ma vie plutôt que réussir dans la vie !
Elle m'a inconsciemment aidé à prendre deux décisions importantes :
La première concerne les salins. Ma société sera bien candidate au rachat, mais avec deux obligations : maintenir le site en l'état, sans le dénaturer, prévoir même une extension, en mettant en valeur ce fabuleux jardin où l'on cultive le fruit de la mer (j'ai retenu les termes du guide, lors de la visite) et conclure un partenariat avec les responsables du village (tu en seras l’interlocutrice). Pour réfléchir aux possibilités d'amélioration, je détacherai une cellule de deux personnes en lien direct avec Paris auxquelles j’adjoindrai les deux architectes susceptibles de vous donner des idées. Quant à l'enveloppe financière je me charge de persuader les actionnaires du groupe, de maintenir leur contribution à la même hauteur. A court d'arguments, je sais que tu seras une bonne avocate pour m'épauler, si tu le souhaites.
« Hé ! Jeannette, dépêche-toi ma puce, cria sa collègue de bureau, en passant la tête à la porte, le maire nous attend pour la réunion !»
« Dis-lui que je vais arriver un peu en retard ...mais avec une bonne nouvelle pour commencer la semaine !» répondit-elle toute réjouie.
Elle continua fébrilement la lecture. Et la deuxième décision ? qu'est ce qui m'attend ? s'interrogea-t-elle.
La deuxième décision nous concerne. Loin du tapage incessant de la ville, j'ai pu réécouter la musique du cœur, celle qui nous faisait entrevoir des lendemains heureux. Sans plus de détails, ni de mélo...je voulais simplement te dire que je tiendrai ma promesse : je serai sur la grand place du village le jour de Noël...à t'attendre.
Julien
A 10h précises, le téléphone de Julien trembla. Il se réveilla doucement, le visage calé contre la fenêtre du compartiment, balafré d’un long sillon vertical. Il se frotta les yeux, prit son i phone sur la tablette et lut sur l'écran : « Julie m'a tout raconté. Je me doutais que c'était toi… ! Je serai au rendez-vous… à midi. On pourra s'embrasser longuement, le temps des douze coups donnés par la Collégiale…là où tout a commencé. On a du temps à rattraper !!!!!!!!!!!
Jeannette
Jacky Arlettaz